Au milieu du XIXe siècle, des épidémies de choléra fauchaient les quartiers pauvres des métropoles européennes en proie au développement d'un urbanisme anarchique. Les villes de Londres, Berlin ou Paris ne furent pas épargnées. La théorie des scientifiques de l'époque était celle d'une transmission par aérosols. On appelait cela les miasmes morbides. Selon les éminents spécialistes d'alors, les odeurs pestilentielles des quartiers pauvres des villes modernes étaient à l'origine des tragiques épidémies que l'on observait. On invitait les personnes «bien nées» à éviter de traverser les hordes insalubres des quartiers déshérités.
Le médecin accoucheur de la reine Victoria, le Dr John Snow, ne partageait pas l'opinion de ses confrères. Sa formation scientifique l'invitait à chercher à réfuter la théorie des miasmes morbides, alors dominante. Il entreprit donc de conduire une enquête porte-à-porte dans les bas quartiers de Soho, à Londres. Il fut l'un des premiers épidémiologistes des temps modernes en dressant ainsi la carte londonienne des cas de choléra, maison par maison, rue par rue. Ses conclusions furent sans appel: tous les malades étaient reliés par un point commun, celui d'avoir consommé de l'eau à la pompe municipale de Broad Street.
Le 8 septembre 1854, il réussit à exiger des autorités le retrait de la manivelle de cette pompe qui permettait de puiser l'eau contaminée de la Tamise. L'épidémie qui sévissait depuis plusieurs mois à Soho s'arrêta rapidement, et on ne rapporta pratiquement plus un décès par choléra dans le quartier dès la fin du mois de septembre de la même année. En cette période d'avant-Pasteur, on ignorait encore tout de l'origine bactérienne du choléra et de sa transmission par voie hydrique et oro-fécale, mais l'information géographique colligée par John Snow remettait clairement en cause la théorie des miasmes.
Les recherches de John Snow se heurtèrent toutefois aux critiques de ses contemporains, qui ne manquèrent pas d'ironiser. «Le fait est que le puits d'où le Dr Snow tire toute la vérité sanitaire est l'égout principal. Son specus [antre ou conduit d'eau souterrain, ndlr] ou repaire est un drain. En enfourchant si fort son dada, il est tombé dans une bouche d'égout et n'a jamais été depuis en mesure de ressortir», pourra-t-on lire dans The Lancet.
Assainir ou mourir
Reste que le Parlement britannique adopta le Metropolis Water Act qui imposa que toute l'eau de Londres soit passée avant distribution au travers d'une filtration lente par le sable. C'est seulement en 1892 que l'utilité de cette méthode fut démontrée, lorsque la ville allemande d'Altona y recourut avec succès tandis que celle, voisine, de Hambourg était durement touchée par une épidémie de choléra.
Alors que la démonstration expérimentale de John Snow fut flamboyante, il fallut attendre cinquante à soixante-dix ans avant que les pays développés ne réalisent l'importance d'assainir systématiquement l'eau de boisson dans les circuits d'adduction desservant les canalisations des bâtiments recevant du public. Les installations vouées à faire décanter l'eau de rivière, la filtrer et enfin la purifier ont permis de faire circuler par les robinets de chaque foyer, immeuble et maison, une eau aussi pure sur le plan de la microbiologie que celle d'une source débarrassée de toute contamination.
En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 allait faucher en trois ans la vie de 15 millions de personnes dans le monde, on allait découvrir que la transmission du SARS-CoV-2, qui en était responsable, survenait quasi exclusivement par voie aérosol. Et que cela était aussi le cas des autres virus respiratoires, celui de la grippe, du VRS, de la rougeole et de la varicelle, tout comme de nombreuses bactéries, dont la tuberculose et la coqueluche.
Paradoxalement, si les travaux de John Snow ont signé un changement de paradigme –avec l'abandon de la théorie des miasmes morbides au profit de la transmission par voie hydrique des surfaces, de l'eau et de la nourriture contaminée–, ils ont retardé l'acceptation d'un retour à la transmission par voie aérosol. Pour un grand nombre de scientifiques et d'hygiénistes du XXIe siècle, la contamination manuportée est presque devenue un dogme.
Mais les faits sont têtus, et les travaux portant sur la ventilation des espaces clos ont à leur tour été sans appel. Ce ne sont pas dans les lieux dotés d'une ventilation correcte, encore moins à l'extérieur, qu'est advenue la grande majorité des contaminations par le bacille de Koch (responsable de la tuberculose), le virus de la grippe ou le coronavirus du Covid-19.
Le choléra fait son lit sur les inondations, les séismes, les guerres, les déplacements de population.
Faudra-t-il attendre encore plus d'un demi-siècle pour que les pouvoirs publics des pays développés se décident enfin à faire appliquer des normes qu'ils ont pour la plupart déjà mises en place, mais sans en contraindre l'application et le suivi? C'est bien possible, tant les résistances sont grandes, les investissements nécessaires à réaliser massifs et les conflits avec le respect des normes de sobriété énergétique complexes.
Toujours est-il que l'on espère que les écoles, hôpitaux, maisons de retraite, prisons, bureaux partagés, bars, restaurants et même l'habitat individuel pourront tous un jour bénéficier d'un air d'une qualité microbiologique voisine de celle du milieu extérieur, c'est-à-dire de nature à réduire considérablement les risques de contracter la grippe, le Covid, la tuberculose ou la coqueluche. Précisons que la qualité microbiologique de l'eau de nos chasses d'eau est proche de celle de l'eau minérale, sans d'ailleurs que nous en ayons conscience.
Rien n'est acquis
Revenons au choléra. Nous pensons trop fréquemment que ce qui paraît normal en France ou en Suisse serait acquis pour le reste du monde. Or, si cela fait plus d'un siècle qu'on ne risque plus d'attraper le choléra en buvant notre eau du robinet, ce n'est pas le cas partout dans le monde. Depuis 2022, 1.500 personnes dont 197 enfants sont mortes du choléra au Malawi, et plus de 50.000 personnes, dont plus de 12.000 enfants, ont été affectées par la maladie.
Si cette épidémie fait (discrètement) les titres, elle pointe une réalité que nous avons tendance à oublier: le choléra n'a pas disparu de la planète. Pire, 21.000 à 143.000 décès restent dus à cette maladie chaque année dans le monde. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la situation s'aggrave depuis 2021, et nombreux sont les pays d'Afrique australe, du Moyen-Orient et d'Asie du Sud à être touchés aujourd'hui. En cause, d'abord, la pauvreté à laquelle se surajoutent le dérèglement climatique, les crises humanitaires et les conflits. De fait, le choléra fait son lit sur les inondations, les séismes, les guerres, les déplacements de population –dans un contexte, toujours, de grande pauvreté.
Le choléra est, rappelons-le, une infection diarrhéique aiguë provoquée par l'ingestion d'aliments ou d'eau contaminés par le bacille Vibrio cholerae. Dès lors que l'être humain est le principal hôte du bacille, la contamination se fait majoritairement par ingestion de denrées ou d'eau ayant été en contact avec des matières fécales contaminées, généralement dans un contexte où il n'y a pas de mesures d'assainissement de l'eau.
Retournons au Malawi, l'un des pays enclavés d'Afrique australe de 21 millions d'habitants parmi les plus pauvres de la planète. À la fin des années 2010, le pays avait, grâce à de gros efforts de vaccination et d'assainissement de l'eau, semblé réussir à se débarrasser du choléra. Plus de 3 millions de personnes particulièrement exposées ont été vaccinées en 2017, mais l'immunité acquise par la vaccination n'est pas durable.
En 2022, le pays a dû faire face à de fortes pluies qui ont provoqué de graves inondations, submergeant les latrines et les systèmes d'assainissement de l'eau. Dans le même temps, des camps miniers illégaux ont entraîné la contamination du lac Malawi en l'utilisant comme toilettes à ciel ouvert. Or, la pandémie de Covid-19 a accentué les lourdes difficultés économiques du pays, causant une famine chez 5,4 millions de Malawites.
Plus de la moitié de la population mondiale ne dispose pas de services d'assainissement sûrs.
On sait que la dénutrition affaiblit le système immunitaire, rendant plus difficile le combat contre le choléra. Cette situation a renforcé les flux migratoires vers les centres urbains du Malawi et l'explosion de bidonvilles insalubres dépourvus de toilettes et d'eau courante. On retrouve le même type de conditions en Syrie, Turquie et au Liban, du fait des guerres et du séisme survenu en février dernier, avec un risque élevé d'épidémies de dysenterie et de choléra.
Le dénominateur commun est toujours «un accès inadapté à l'eau potable et à des installations d'assainissement», pour reprendre les termes de l'OMS, qui a lancé en 2017 une stratégie mondiale de lutte contre le choléra avec pour cible de diminuer de 90% la mortalité et pour objectif la mise à disposition d'eau salubre et de services d'assainissement pour toute la population.
Maladie de la pauvreté
Les plus riches de la planète savent ce qu'il faut faire pour éviter les fléaux qui nous menacent. Les puissants de ce monde ont su déployer, lors du Forum économique mondial de Davos en mai 2022, toute la panoplie des mesures de prévention nécessaires contre le Covid-19: tests PCR à l'entrée, port du masque, ventilation, filtration et purification de l'air intérieur.
Au début du XXe siècle, les pays riches ont su déployer les systèmes d'assainissement qui ont permis d'éliminer le choléra de leur environnement immédiat. Ils n'ont cependant pas poussé le bouchon de la solidarité internationale suffisamment loin. Ils n'ont pas cherché à viser l'éradication de la maladie de la planète.
Du temps de John Snow, le choléra était une maladie de la pauvreté. Elle est aujourd'hui encore une maladie de pauvres, touchant particulièrement les pays les plus déshérités de la planète. Selon l'OMS, encore une personne sur trois n'a pas accès à de l'eau salubre dans le monde, et plus de la moitié de la population mondiale ne dispose pas de services d'assainissement sûrs.
N'est-il pas temps de faire de l'assainissement de l'eau et de l'amélioration de la qualité de l'air –intérieur comme extérieur– des biens publics mondiaux, qui entreraient enfin dans la liste des droits humains élémentaires et inaliénables?