La vie politique française est-elle en train de tourner au pugilat? Ces derniers temps, les scènes pathétiques, violentes ou humiliantes s'enchaînent et laissent peu de doute quant à la dégradation du débat public.
Tout récemment encore, le 8 mars, l'on a vu une députée de la majorité finir en larmes son intervention. «Tenez vos nerfs», a alors asséné un élu Rassemblement national (RN).
« Tenez vos nerfs » lance un député RN, quand Aurore Bergé explique avoir été victime de violences conjugales. https://t.co/672fVVvWoN
— Raphael Grably (@GrablyR) March 8, 2023
Mi-février, dans l'hémicycle, un parlementaire de La France insoumise (LFI) a traité un ministre d'«assassin» –il a ensuite présenté ses excuses. Quelques jours avant, l'un de ses collègues, un autre député LFI, a, lui, refusé de se dédire après avoir posté une photo où il pose le pied sur un ballon à l'effigie du même ministre du Travail. Et l'on pourrait multiplier les exemples. Provocations, interjections, cris... À tel point qu'une élue de la majorité a imploré, sonomètre à l'appui, une accalmie des décibels.
👂 Preuve des vociférations des députés #NUPES dignes d’une cour d’école, la montre d’une collègue s’affole… 🤦🏼♀️
— Patricia Lemoine (@P_Lemoine) February 6, 2023
Les Français méritent mieux : un débat de fond, apaisé et constructif !#ReformeDesRetraites #DirectAN pic.twitter.com/i6KyiltI28
Comment expliquer ce climat? Bien sûr, la très contestée réforme des retraites y concourt. Le choix, par le gouvernement, d'une procédure accélérée a comprimé le temps démocratique. Dès lors, la «conflictualité» chère à Jean-Luc Mélenchon s'est imposée à gauche comme un moyen essentiel de perturber la mécanique expresse de l'exécutif. Le barrage de l'outrance pour faire dérailler le TGV de la réforme.
Instantanéité et disproportion des débats, comme sur Twitter
Mais au-delà de l'affrontement –momentané– sur les retraites, une évolution plus structurelle est à l'œuvre. Elle tient à la «twitterisation» de la vie politique. Le réseau social transforme la conversation publique.
En quoi? D'abord, il favorise deux types de réactions. D'abord, l'instantanéité: avoir trente minutes de retard sur une polémique, c'est déjà avoir raté son coup. Ensuite, la disproportion: un message modéré sera ignoré, car invisible dans le flot des tweets, il faut donc taper fort pour être entendu. Or, disons-le par une litote, l'instantanéité ne favorise pas la profondeur des échanges...
Et ta sœur?
— Sébastien Chenu (@sebchenu) March 9, 2023
Grâce à Twitter, les responsables politiques créent leur propre histoire. Ils ne relaient pas seulement un contenu, ils le mettent en scène. Après un débat, ils refont le match sur les réseaux sociaux, grâce à un montage avantageux dans lequel l'adversaire semble muet, voire KO. Ce type de vidéo s'accompagne d'ailleurs d'un titre à la gloire de son auteur, du type «Mon adversaire en PLS», ou «En face, ça bégaye»:
🔴💥 « Vous êtes en train de faire financer les cadeaux au CAC40 et aux plus riches de ce pays avec le sang et la sueur des gens qui bossent ! »
— Groupe parlementaire La France Insoumise - NUPES (@FiAssemblee) January 10, 2023
➡️ @GuiraudInd met en PLS un député macroniste en direct sur @BFMTV. #StopRetraiteMacron #Marche21Janvier pic.twitter.com/zslp7QM6jx
A une « progressiste » sur @CNEWS :
— Jean MESSIHA (@JeanMessiha) March 10, 2023
« Si #DupontMoretti avait eu l’étiquette RN et qu’il avait fait un #brasdhonneur, vous l’auriez défendu avec la même ferveur ? »
Bégaiements …@JPasquet#Audiences#NonALaReformeDesRetraites pic.twitter.com/rHRBVrKYuC
La «twitterisation» gagne nos élus, car nombre d'entre eux ont fait du réseau social à l'oiseau bleu leur premier canal de communication. La plateforme leur assure une visibilité à peu de frais. En particulier pour les députés moins connus, boudés par BFM TV ou par l'Agence France-Presse (AFP), qui y trouvent une opportunité de se faire remarquer.
Ce qui est, au passage, injuste pour les «parlementaires de l'ombre». Combien de travaux sérieux, précis et nuancés se voient-ils éclipsés par des polémiques alimentées par quelques tweets? Rappelons-le: par-delà les provocations, la minutie discrète de nombreux députés a permis d'éclairer, sur le fond, ce projet gouvernemental de réforme des retraites. Las! Un rapport nécessite six mois de travail, un gazouillis six secondes. Mais c'est souvent le second qui prend la lumière médiatique.
La culture du clash est à la démocratie ce que le sucre rapide est à la nutrition: un plaisir coupable, une décharge d'énergie fugace, qui manque de consistance. Signe des temps, la prochaine Journée du livre politique à l'Assemblée nationale, prévue le samedi 25 mars, a pour thème: «Les réseaux sociaux, alliés ou ennemis de la démocratie?»
Bien sûr, il serait absurde de résumer Twitter à un octogone 2.0 où la pensée est réduite en miettes. Cette agora offre aussi un immense kaléidoscope d'expertises, de points de vue argumentés et parfois même (si si!) de bienveillance.
Gloire «twitteresque»
Si la «twitterisation» progresse, c'est aussi par effet générationnel. Nombre de jeunes élus ont fait leur entrée au palais Bourbon en juin dernier –particulièrement au sein du RN et de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes).
Ils maîtrisent l'outil et ses codes, ce qui leur offre une longueur d'avance sur leurs aînés. Louis Boyard, 22 ans, a marqué les esprits grâce à son «blocus challenge», un concours à l'attention des lycéens qui bloqueraient leur établissement. La «twitterisation» permet aussi de moderniser les codes de la parole politique. Et d'en faciliter l'accès aux citoyens dégoûtés par la bonne vieille langue de bois.
Mais cette course à la visibilité génère des excès. Désormais, une intervention à l'Assemblée nationale est d'abord conçue comme un mini-spectacle de deux minutes, qu'il faut prestement monter et diffuser en vidéo sur Twitter. Conséquence: en réalité, l'orateur qui empoigne le micro dans l'hémicycle s'adresse d'abord... à ses followers. Le ministre qu'il interpelle n'est en réalité qu'un figurant au service de la gloire «twitteresque».
Certes, cette manie n'est pas nouvelle. À la fin du XIXe siècle, nul doute que Georges Clemenceau peaufinait sa péroraison en se réjouissant d'avance de ce qu'en relayerait La Justice, son journal.
Mais la combinaison Twitter-YouTube change la donne. La viralité d'une vidéo, sanctionnée par les chiffres des visionnages en temps réel, appelle à aller toujours plus loin pour se distinguer. Le compteur de vues crée une émulation dans la provocation. Et progressivement, par contraste, toute intervention sérieuse est jugée fade. Toute intervention respectueuse est jugée irrévérencieuse. Toute intervention posée est jugée barbante.
Le débat politique est normalement un échange de vues. Sur Twitter et YouTube, il se transforme désormais en concours de vues. Sauf que les likes ne sont pas des votes, les retweets ne sont pas des voix. Attention au retour de flamme en 2027...