J'ai 20 ans l'année où sort le septième album de Madonna et je dois le confesser: Ray of Light ne me fait aucun effet. Rien. Le vide. Le néant. L'insignifiant. La pop star a pourtant rythmé mon enfance et mon adolescence. Dix ans plus tôt, la seule raison d'être de la tête de lecture de mon Walkman était de jouer The Immaculate Collection, l'insensée compilation de hits qui, en mettant bout à bout «Holiday», «Like a Virgin», «Vogue» et «La Isla Bonita», a permis de rendre la madone iconique, de la faire entrer au panthéon de la pop mondiale.
Madonna est alors ce genre d'artiste dont je me dis qu'elle ne peut rien rater, que chacune de ses chansons va finir par me rentrer dans la tête comme si je l'avais entendue dans le ventre de ma mère. Il y a une excitation à chaque nouvelle sortie, la promesse que quelque chose va se passer, qu'une nouvelle ère s'amorce.
Vivre à travers Madonna, c'est ça: comprendre le monde en voyant pour la première fois le clip de «Like a Prayer», trembler d'impatience avant son interview par Michel Drucker –vendue par TF1 en 1990 comme une finale de la Coupe du monde–, réaliser qu'une nouvelle chaîne est apparue sur le canal numéro 6 un dimanche matin de 1987 en y découvrant le clip de «La Isla Bonita», se sentir émoustillé à 10 ans par le clip de «Open Your Heart», pour, au final, dépenser, à 13 ans, une centaine de francs d'argent de poche dans Erotica, l'album-concept sulfureux qui a révolutionné la façon de parler de sexe en pop music et, par la même occasion, amorcé chez moi une autre sorte de révolution sexuelle.
Madonna ne se contente alors pas de faire partie de la culture. Elle la fait.
Une fin longtemps promise
Mais en janvier 1998, quand sort Ray of Light, je suis passé à autre chose. En entrant dans l'adolescence, je pénètre aussi dans les années 1990. Les enfants de la bubblegum pop découvrent la rébellion. Place au grunge et à la britpop. Place au Boom bap et au gangsta rap. Place au trip-hop, au drum and bass et à la techno. Place à la neo soul et au new jack swing. La plupart des gloires de la décennie précédente sont donc mises –plus ou moins rapidement– au placard.
C'est le circle de la vie.
Comme le rappelle le journaliste Rob Sheffield dans Rolling Stone, les années 1990 ont été marquées par l'obsession de «la fin de Madonna», une rengaine revenant à chacune de ses étranges sorties de piste, de ces moments suspendus qui ont fait la réputation de la chanteuse à mesure des années. Du «Ma chatte est le temple du savoir» dans le livre SEX en 1992 au film Body dans lequel, la même année, elle tue des hommes en les exténuant au lit, en passant par l'interview chaotique avec David Letterman en 1994, ce qu'on pouvait autrefois percevoir comme des provocations de jeunesse est moins accepté de la part d'une plus que trentenaire.
Mais, dans ce nouveau monde, Madonna tient bon. C'est l'une des seules. En 1994, avec Babyface ou Dallas Austin à l'écriture de son sixième album, Bedtime Stories, elle s'inscrit dans la lignée de quelques nouvelles stars du RnB, Toni Braxton ou TLC, qui dominent alors les charts américains en mêlant RnB soyeux et hip-hop. En rotation sur MTV, «Take a Bow», «Secret» ou «Human Nature» ne dénotent pas entre Aaliyah et The Notorious B.I.G, tout en s'inscrivant naturellement dans la lignée de ses plus anciens tubes.
«Ray of Light» ressemble parfois à un immense melting-pop électronique passé à la moulinette d'une spiritualité (moyen-)orientale.
Quatre ans plus tard, en revanche, le doute est permis. Comme on pouvait le lire en couverture du Billboard le 21 février 1998: «Le monde est-il prêt pour une Madonna spirituellement illuminée?» Quelques jours avant la sortie de Ray of Light, la planète est prévenue. Ce que Madge a concocté ne devrait ressembler à rien de ce à quoi elle nous avait habitués auparavant.
Après avoir rejeté des chansons de Babyface, Madonna, qui vient de donner naissance à Lourdes, sa première fille, veut s'ouvrir à de nouvelles sonorités pour faire écho à ce qu'elle est sur le moment et, comme elle le disait à Billboard, «partager avec le monde ce qu['elle a] appris de [s]on illumination».
Exit l'influence new-yorkaise des quinze premières années, la chanteuse se tourne vers l'Europe, et l'assez peu connue musique électronique teintée de rave et de world music de William Orbit. «J'aime la qualité ensorcelante et transcendante de ses disques, expliquait-elle à l'époque. J'ai toujours trouvé de la mélancolie dans sa musique. Comme je suis très attirée par ce son et que j'ai tendance à écrire beaucoup de chansons tristes, on semblait faire une bonne paire.»
Et c'est peu dire que les deux s'entendent. Après s'être enfermés six mois dans un studio «comme deux savants fous», ils en ressortent avec une collection de sons et d'influences dont probablement seules les années 1990 pouvaient accoucher.
Carrément conseillé aux adultes
Entre la zurna («Skin») et la bossa nova («To Have and not to hold»), entre les chants en sanskrit («Shanti/Ashtangi») et des paroles tirées d'un poème de Max Blagg écrit spécialement en 1992 pour une pub Gap avec une star de Twin Peaks («Sky fits Heaven»), entre les mélodies et guitares très britpop («Ray of Light» ou «Candy Perfume Girl») et des violons dramatiques et glacials, en passant par des sons qu'on dirait tirés du Mezzanine de Massive Attack sorti en même temps («Drowned World/Substitute for Love»), Ray of Light ressemble parfois à un immense melting-pop électronique passé à la moulinette d'une spiritualité (moyen-)orientale vue par une quadra qui viendrait de découvrir Londres et le yoga.
En quelque sorte, avec son éternelle exubérance, c'est un peu de l'esprit «Lilith Fair», du nom de ce festival itinérant et féministe très en vogue auprès des trentenaires nord-américaines de la fin des années 1990, que Madonna s'empare.
Ray of Light est le premier disque «pour adultes» de Madonna, le premier (et unique) pour lequel elle recevra un Grammy du meilleur album pop, une distinction qui tend à récompenser le groupe préféré de vos parents (elle succède à James Taylor et Céline Dion et précède Sting et Steely Dan).
C'est un disque qui raconte, dans toute sa complexité et avec une poignante sincérité, ce genre de thématiques que «les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître», la rupture avec le père de sa fille («Frozen»), son nouveau rôle de mère («Nothing really matters») et son mariage compliqué avec Sean Penn («The Power of Good-Bye»). Jusqu'au bouleversant final («Mer Girl») dans lequel elle contemple la tombe de sa mère en imaginant «sa peau brûler, ses os pourrissants, sa putréfaction».
Cette nouvelle génération force Madonna à un choix: s'affranchir de sa jeunesse, ou courir après.
«I traveled 'round the world, looking for a home
I found myself in crowded rooms, feeling so alone,
Now I find I've changed my mind
This is my religion», chante-t-elle dans «Drowned World».
(«J'ai voyagé à travers le monde, cherchant où m'installer
Je me suis retrouvée dans des pièces bondées, me sentant si isolée
J'ai désormais changé d'état d'esprit
C'est ma religion»)
C'est ce que racontait la chanteuse Adele à Rolling Stone en 2015, au moment de sortir son troisième album. «[Le disque que] Madonna a écrit après avoir eu son premier enfant, pour moi, c'est le meilleur, affirmait la chanteuse. Je partais dans tous les sens après avoir eu mon bébé, juste parce que mes hormones étaient au max ou des trucs comme ça... Je partais à la dérive, et je n'arrivais pas à trouver d'exemples d'artistes où je me disais “Putain, elles sont vraiment redevenues elles-mêmes” jusqu'à ce que quelqu'un me souffle l'évidence: Ray of Light.»
Quand la jeunesse presse
Ray of Light devient un immense succès. Avec 14 millions de disques écoulés, il est à la fois le quatrième album le plus vendu de l'année 1998 dans le monde et dans la carrière de la chanteuse. Quant aux critiques, elles sont unanimes et dithyrambiques.
Mais à 20 ans, je n'avais pas ce genre de préoccupations. Je préfère donc passer en boucle The Miseducation of Lauryn Hill ou Aquemini de Outkast. Surtout, je vais me prendre de plein fouet le vent de fraîcheur provoqué par celle que la presse ne tarde pas à appeler «la nouvelle Madonna».
Trois mois tout juste après la sortie de Ray of Light, Britney Spears, 16 ans, débarque en effet sur les ondes du monde entier avec «...Baby One More Time». Ce que «Like a Virgin» avait fait aux années 1980, c'est elle –et, par extension, toute une cohorte de jeunes chanteuses qui peuvent se contenter de chanter les fêtes et les peines de cœur qui vont avec leur âge– qui va se charger de le faire aux années 2000.
Cette nouvelle génération qui débarque dans les charts force donc Madonna à un choix: s'affranchir de sa jeunesse, comme elle l'a fait avec l'indéniable succès critique et commercial de Ray of Light, ou courir après.
Madonna entre dans une course au Zeitgeist qui lui fait perdre du terrain à mesure des kilomètres parcourus.
Un temps, avec son huitième album, Music, elle laisse penser qu'elle préfère la première option, déjouer les attentes, rompre avec les sons «du moment» en délaissant (partiellement) William Orbit, déjà perçu comme moins original («Pure Shores» et «Black Coffee» de All Saints), au profit du relativement méconnu Français Mirwais.
Avec «Music», elle devient la cinquième femme de plus de 40 ans à classer une chanson à la première place des charts américains, après Tina Turner («What's Love Got to Do with It»), Aretha Franklin («I Knew You Were Waiting (For Me)»), Bette Midler («Wind Beneath My Wings») et Cher («Believe»).
Courir après l'époque
Mais après l'échec commercial d'American Life en 2003, à nouveau produit par Mirwais, et une réinvention maladroite en guérillera (la pochette du disque s'inspire d'une photo de Che Guevara) pour parler de la guerre en Irak et des conséquences du 11-Septembre, Madonna entre dans une course au Zeitgeist qui lui fait perdre du terrain à mesure des kilomètres parcourus.
C'est l'époque du baiser sur la bouche aux MTV Music Awards avec Britney Spears et Christina Aguilera, celui des tee-shirts Britney portés comme des trophées de chasse, du duo «Me Against The Music», mais aussi des titres de Confessions on a Dance Floor produits par Bloodshy & Avant, le duo à l'origine du «Toxic» de Britney Spears, sorti deux ans plus tôt.
C'est le paradoxe de «Ray of Light»: ce qui avait des airs de révolution ressemble, vingt-cinq ans plus tard, à un coup d'État manqué.
C'est celle, plus tard, d'un onzième album, Hard Candy, confié à Timbaland et Pharrell Williams, des mois après qu'une bonne partie de la scène musicale mondiale les a pressés comme des citrons. À force de courir après l'époque, pour la première fois de sa carrière, ne restaient à Madge que les miettes de Justin Timberlake, Nelly Furtado, Britney Spears, Rihanna ou même Björk, Duran Duran et M. Pokora (dont l'album MP3 est sorti tout juste un mois avant Hard Candy).
Un péché originel que ni MDNA en 2012, ni Rebel Heart en 2015, ni Madame X en 2019, ni leur cohorte de DJ-producteurs plus ou moins en vogue (Martin Solveig, Benny Benassi, Diplo, Avicii, Mike Dean) n'absoudront. Et il est probable que l'annonce d'une tournée «best of» en 2023 ne fasse pas mieux.
C'est le paradoxe de Ray of Light: ce qui avait des airs de révolution ressemble, vingt-cinq ans plus tard, à un coup d'État manqué.
S'il a montré au monde qu'une pop star, aussi délurée soit-elle, pouvait grandir et évoluer avec son public, que l'âge n'était pas une fatalité, il a aussi montré qu'elle devait y croire elle-même pour que ça marche.