À une semaine d'écart, ce sont deux œuvres cinématographiques majeures qui surgissent sur les écrans français, dans un cas grâce à la sortie de trois films, dans l'autre de deux.
Les deux cinéastes en question sont contemporains l'un de l'autre. Ils appartiennent à des mondes qui étaient à leur époque opposés, les États-Unis et l'Europe de l'Est, et pourtant leur parcours ne manque pas de similitudes. Leur point commun le plus évident tient à la marginalisation qu'ils ont subie, mais le plus important est la puissance et la beauté de leurs films.
Binka, de la résistance à l'envolée
En salles depuis le 8 mars, les deux films de la Bulgare Binka Jeliazkova (que tout le monde désigne par son prénom) sont impressionnants d'invention visuelle et d'originalité dans le traitement des histoires. Après avoir, comme son mari et coscénariste Hristo Ganev, activement participé à la résistance communiste durant la guerre, elle se lance dans le cinéma avec l'espoir d'y développer les idéaux alors mis en valeur.
Son premier long-métrage, La Vie s'écoule silencieusement (1957), se heurte immédiatement à la conception ultra formatée que se font les autorités staliniennes de son pays, comme dans tout le «bloc de l'Est», de ce que doit être un film, de ce qu'il doit raconter, et comment le raconter. Il est interdit.
Binka obtient pourtant la possibilité d'en tourner un deuxième, consacré à cette jeunesse résistante dont elle a fait partie, Nous étions jeunes (1961), un des deux titres aujourd'hui distribués.
Au fil des opérations clandestines et des amours d'un petit groupe de jeunes partisans à Sofia, le film est un étonnant mixte de mobilisation des ressources formelles du cinéma soviétique classique, d'invention personnelle et de critique de l'infaillibilité des camarades dirigeants.
Dans Nous étions jeunes, le combat clandestin confronté à de multiples risques, pas seulement militaires. | Malavita
Mal accueilli par les autorités bulgares, récompensé en festival à Moscou et à Prague pour ses incontestables qualités artistiques, le film est sorti en catimini dans son pays, mais la réalisatrice est interdite de tournage durant cinq ans. Elle retrouve la caméra pour le complètement sidérant Le Ballon attaché (1967), véritable révélation.
Comédie burlesque autour des réactions d'un groupe de paysans dont les pulsions (avidité matérielle et libidinale, rivalité entre mâles) sont exacerbées par l'apparition d'un dirigeable libéré de ses attaches et qui flotte au-dessus du village, le film se révèle d'une invention époustouflante.
Dans un noir et blanc somptueux, il mobilise la puissance graphique des paysages aussi bien que l'intensité des présences physiques de la bande de villageois exaltés, s'amuse et s'étonne de la présence simultanément abstraite et sensuelle de l'énorme forme à la fois animale, sexuelle, magique et réaliste qui circule au-dessus d'eux.
Au cœur de ce récit ubuesque, entrelardé de citations savantes et comiques, le film faufile la présence énigmatique et éminemment troublante d'une très jeune femme, corps fragile en fuite éperdue à travers les landes désolées, traquée par des chiens dont les aboiements furieux sont sous-titrés.
Irréductible à aucun «message», Le Ballon attaché s'impose comme une des œuvres majeures de ce que le cinéma moderne a inventé de plus beau, de plus fou en Europe de l'Est durant les années 1960, aux côtés des meilleurs films de Miloš Forman ou de Jerzy Skolimowski.
Après Nous étions jeunes et Le Ballon attaché, il y a donc tout lieu d'attendre la sortie annoncée de deux autres films de Binka Jeliazkova, La Piscine (1977) et La Vie s'écoule silencieusement (1957). Et même aussi des autres.
Nous étions jeunes (1961, 1h50)
Le Ballon attaché (1967, 1h38)
de Binka Jeliazkova
En salles depuis le 8 mars 2023
Michael Roemer, trois fois le feu aux marges
Binka, née en 1923, est morte à Sofia en 2011, après avoir connu une certaine reconnaissance, dans son pays et aux États-Unis, après la chute du Mur. Né en 1928 (à Berlin, qu'il a dû fuir après l'accession de Hitler au pouvoir), Michael Roemer n'est pas mort. Il se porte bien et enseigne toujours le cinéma à l'université de Yale.
Mais, même si Malcolm X aurait dit à l'époque, en 1964, que son Nothing but a Man serait le meilleur film jamais consacré aux Noirs (ce qui, à ce moment, se défend), il n'a jamais connu la reconnaissance que son impressionnant talent de cinéaste aurait dû lui valoir. Il est d'autres formes de censure que celle des gouvernements autoritaires.
Duff, l'ouvrier qui ne se laisse pas faire (Ivan Dixon), et Josie, l'institutrice qui sait y faire (Abbey Lincoln), un couple traversé d'énergies contradictoires. | Les Films du Camélia
Racontant l'histoire de Duff, ouvrier travaillant à la construction du chemin de fer dans le sud des États-Unis et qui épouse Josie, institutrice et fille d'un pasteur traditionaliste, le film, dont tous les personnages importants sont noirs, est à la fois d'une beauté sidérante et d'une lucidité implacable sur les multiples formes d'oppression.
Parmi elles, Nothing but a Man accorde une place importante à celles intériorisées par les Noirs eux-mêmes, avec une impressionnante finesse quant aux relations différentes qu'engendrent les conditions de vie collectives, mais aussi les émotions individuelles.
Outre les multiples formes de racisme, du paternalisme au lynchage, les rapports entre hommes et femmes y occupent une place majeure. Mais les conditions de travail, de logement, de rapport à la famille, d'intégration à des communautés, et les multiples modalités d'image de soi qu'est susceptible de construire un homme noir dans les conditions réelles d'existence qui sont les siennes, tissent un puissant réseau de tensions et d'affects.
Connectées aux environnements –une bourgade du Deep South et une grande ville en Alabama au début des années 1960–, leurs énergies sont décuplées par la splendeur du noir et blanc, et les multiples fulgurances musicales (dont le premier tube de Stevie Wonder, «Fingertips»), contribuant à faire de Nothing but a Man une grande œuvre, et qui reste incandescente aujourd'hui.
Le premier long-métrage de fiction de Roemer, qui avait auparavant tourné plusieurs documentaires, est incontestablement un film majeur. C'est faire l'éloge du second, Harry Plotnick seul contre tous (1970), que de le réputer film mineur.
Cette comédie parodie les films de gangsters, autour de la figure d'un petit racketteur juif du Bronx qui se fait ravir son territoire par des concurrents et tente de se reconvertir dans un business plus légal mais gouverné par des règles similaires.
Clins d'œil appuyés et éléments documentant le mode de vie des juifs new-yorkais de l'époque participent de l'énergie en roue libre de ce qui ressemble aussi à un autoportrait sous déguisement du cinéma de genre.
Refusé par le marché et resté sur une étagère jusqu'en 1989, Harry Plotnick aurait pu mettre un terme à l'œuvre de cinéaste de Roemer. Devenu surtout enseignant, réalisant un documentaire sur la fin de vie, Dying, en 1976, le voilà qui ressurgit en cinéaste libre et inventif en 1984 avec Vengeance is Mine.
Ce titre tape-à-l'œil ne dit rien de cet étonnant portrait de femmes et d'un petit groupe de personnes autour d'elles, dans une ville moyenne de la côte Est. Il ne dit rien de la singularité et de la justesse de ce qui se développe entre la jeune femme interprétée par Brooke Adams (alors auréolée de son rôle dans Les Moissons du ciel de Terrence Malick), sa mère adoptive, sa «sœur» également adoptée, une voisine, son mari et leur fille.
Jo (Brooke Adams), entre deuil et désir, amitié, élan maternel et crise. | Les Films du Camélia
Chacun des films de Roemer concerne ainsi une «minorité», les Noirs pour le premier, les femmes pour le troisième, Harry Plotnick concernant au fond moins les juifs que les losers, les inadaptés au système social américain.
Séquence après séquence et déplaçant plusieurs fois son centre de gravité dramatique, Vengeance is Mine témoigne d'une liberté dans l'écriture, le jeu et la mise en scène en même temps que d'une précision dans la sensibilité aux émotions, aux angoisses et aux désirs dont on trouve peu d'exemples dans le cinéma.
D'abord diffusé (sous le titre Haunted) uniquement à la télévision américaine, puis complètement disparu, le film mérite à l'évidence un sort comparable à cette merveille qu'il évoque à plus d'un titre, Wanda de Barbara Loden, chef-d'œuvre aujourd'hui installé à sa juste place après des décennies d'oubli.
Entre trouble et tendresse, dédoublement de personnalité vertigineux et promesses de possibles accordailles comme de possibles transformations, le film est une découverte. On la doit au travail du distributeur, Les Films du Camélia, qui rend possible le retour dans la lumière de Michael Roemer, ce qui mérite d'être salué comme d'ailleurs il faut saluer Malavida pour rendre accessibles les films de Binka Jeliazkova.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Nothing but a Man (1964, 1h35)
Harry Plotnick seul contre tous (1989, 1h21)
Vengeance is Mine (1954, 1h58)
de Michael Roemer
À partir du 15 mars 2023