Culture

«Toute la beauté et le sang versé», «À pas aveugles», «Italia, le feu, la cendre», le documentaire dans tous ses éclats

Temps de lecture : 10 min

Le film de Laura Poitras sur Nan Goldin, la quête de Christophe Cognet sur les lieux de déportation et le montage poétique d'images du cinéma muet d'Olivier Bohler et Céline Gailleurd témoignent de la puissance d'un cinéma en prise avec le réel.

Nan Goldin lors d'une manifestation au Louvre contre la glorification de donateurs également pourvoyeurs de souffrance et de mort avec leurs produits pharmaceutiques. | Pyramide Distribution
Nan Goldin lors d'une manifestation au Louvre contre la glorification de donateurs également pourvoyeurs de souffrance et de mort avec leurs produits pharmaceutiques. | Pyramide Distribution

Ce mercredi 15 mars sortent dans les salles françaises trois films remarquables, qui relèvent tous sans hésiter du champ du documentaire tout en étant extrêmement différents.

Tandis que deux des plus grands festivals internationaux, la Mostra de Venise et la Berlinale, ont décerné coup sur coup leur récompense suprême à un documentaire –le Lion d'or à Toute la beauté et le sang versé, de Laura Poitras; l'Ours d'or à Sur l'Adamant de Nicolas Philibert, qui relève d'une autre forme encore de documentaire, et dont on attend la sortie le 19 avril–, on ne peut que constater la fécondité de cette approche, alors qu'on entend encore trop souvent crétins et ignorants lui dénier sa pleine appartenance à l'art du cinéma.

Cette actualité est aussi confortée par la proximité d'une des grandes manifestations dédiées à ces formes cinématographiques, le festival Cinéma du réel, qui doit se tenir à Paris du 24 mars au 2 avril.

Mais s'ils sont rapprochés, de manière fortuite, par leur date de distribution, ces trois films relevant à l'évidence de cedit «cinéma du réel» –périphrase bizarre, puisque tout le cinéma à affaire au réel– ont aussi en commun le rôle qu'y jouent les images. Le premier concerne une photographe et la «bataille d'image» qu'elle mène contre une multinationale; le deuxième s'appuie sur les photos prises dans les camps pour approcher à nouveaux frais l'expérience concentrationnaire; le troisième est entièrement composé d'extraits de films et convoque à travers eux les conditions historiques et les imaginaires au sein desquelles ils ont été produits, diffusés et aimés.

«Toute la beauté et le sang versé», de Laura Poitras

L'affaire paraît claire. Laura Poitras, star du documentaire «à l'américaine» –c'est-à-dire relevant du journalisme engagé déployant une puissance d'investigation exceptionnelle, ce qui est valorisé aux États-Unis, notamment par les récompenses, même s'il existe bien d'autres approches documentaires dans ce pays–, l'autrice du très justement remarqué Citizenfour, par ailleurs harcelée par le FBI pour mettre en lumière certaines des immenses manipulations illégales du gouvernement de son pays, réalise le portrait d'une star de la photo et de l'art contemporain: Nan Goldin.

Si le film était cela, il serait probablement déjà passionnant. Il s'agirait alors de donner un accès à la personnalité et aux œuvres de celle dont les images ont mis en lumière, avec fierté et empathie, les formes d'existence en marge des normes sociales et genrées, avec une puissance expressive interrogeant, depuis des décennies, les normes et les tabous (The Ballad of Sexual Dependency, initié au début des années 1980), en ne cessant d'inventer des formes à la mesure de la radicalité des questions soulevées.

Elle a ainsi, «par elle-même» comme elle le revendiquera, bouleversé l'idée même de la place de la photographie dans la société. Et largement contribué à ce que l'esthétique queer conquière une place stratégique dans les formes actuelles d'expression.

Depuis toujours all by herself, mais pas seule. | Pyramide Distribution

On a d'emblée la certitude que la cinéaste et la photographe ont été assez proches pour que la seconde donne accès à la première à de nombreux documents personnels, réinscrivant le parcours de l'artiste dans une trajectoire familiale violente et trouble, où le suicide de la grande sœur occupe une place décisive.

De même, il est naturel que le long combat, mené par la photographe à partir des années 1980 pour rendre visibles les ravages du sida, notamment dans les communautés qu'elle fréquente, et sortir la maladie de l'aveuglement puritain qui l'accompagne et en aggrave les effets, rencontre les engagements de la cinéaste.

Mais le film commence devant le Metropolitan Museum de New York, pas pour une exposition de l'ultra célèbre artiste Nan Goldin, mais pour une manifestation contre un géant de l'industrie pharmaceutique, la famille Sackler, par ailleurs grande mécène du prestigieux musée, comme d'un nombre considérable d'autres de par le monde.

Nan Goldin, au cours d'un die-in organisé au Met contre l'affichage glorifiant la famille Sackler pour son mécénat, alors qu'elle s'enrichit grâce aux opiacés. | Pyramide

Les Sackler possèdent l'entreprise qui commercialise un antidouleur entraînant une addiction aux opiacés, qui aurait entraîné la mort de centaines de milliers de personnes rien qu'aux États-Unis. Nan Goldin a elle-même été victime de ce processus après avoir été soignée pour une tendinite.

Avec le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), elle est depuis à la tête d'un combat dont le film accompagne les principales étapes. Un combat activiste retrouvant les stratégies notamment développées par Act Up et les mouvements comparables, mais où son statut d'artiste ultra-bankable lui offre des armes inédites.

La menace de retirer ses œuvres de tous les musées recevant de l'argent des Sackler et la «puissance de feu» que lui confèrent sa renommée et sa cote dans le monde de l'art permettent de dénoncer publiquement la compromission avec une industrie aux politiques mortifères.

Nan Goldin coordonne les actions contre les grands musées qui acceptent les fonds des Sackler. | Pyramide

Ce combat trace une autre ligne de tension extrême à travers le film, jusqu'à l'hallucinant procès en «télé justice» intenté à la famille et à ses résultats. Il y a ainsi une multitude de fils narratifs, d'une grande intensité et d'une extrême honnêteté, accompagnant le parcours de celle qui est «entrée dans le monde de l'art en taillant une pipe à un chauffeur de taxi» qu'elle ne pouvait pas payer, pour se rendre à la seule galerie alors prête à montrer ses photos.

Si Toute la beauté et le sang versé est une grande et belle œuvre de cinéma, c'est par la dynamique vibrante avec laquelle le film réagence constamment ces différentes composantes, trouvant la manière dont les multiples approches se font écho, se stimulent et dynamisent l'ensemble des pratiques de Nan Goldin et leurs effets. Cela se joue autour de la présence physique si incarnée de la photographe, dans la multiplicité de ses apparences et l'inventivité des jeux avec les codes comme dans la revendication de son corps comme il est, de son visage comme il est.

Désintégrant l'opposition entre naturel et artifice, comme entre biographie et histoire collective ou entre pratique artistique et activisme, le film, qui porte en titre une phrase d'une lettre laissée par la sœur détruite par le monde dans lequel elle vivait, raconte immensément le monde dans lequel nous vivons.

Toute la beauté et le sang versé

de Laura Poitras

avec Nan Goldin

Durée: 2h02

Séances

Sortie le 15 mars 2023

«À pas aveugles», de Christophe Cognet

Ils et elle s'appelaient Rudolf Cisar, Jean Brichaux, Georges Angéli, Wenzel Polak, Joanna Szydlowska, Alberto Errera. Ils et elle ont risqué leur vie pour faire des photos qui montrent «quelque chose» des lieux de déportation et d'extermination où ils se trouvaient: Dachau, Buchenwald, Ravensbrück, Dora, Auschwitz.

Ja, das ist das Platz. Oui, voilà le lieu. Ce n'est plus un survivant qui le dit, comme Simon Srebnik à Chelmno prononçant les mots qui inaugurent Shoah de Claude Lanzmann. C'est le cinéaste lui-même, grâce à ce qui a été transmis par ceux qui y étaient. Tirages photographiques en mains, il arpente les lieux, jusqu'à faire coïncider l'image prise clandestinement il y a soixante-quinze ans et le paysage actuel. Souvent, la photo est sur une plaque de verre transparente. À travers les arbres, les bâtiments, les hommes du passé, on voit aussi les arbres, les bâtiments, les hommes du présent. Tout a changé, mais tout est là.

Calme, méthodique, assisté d'historiens et historiennes, spécialistes de chaque camp, Christophe Cognet cherche, précise, énonce les éléments de doute, raconte ce qu'on sait des conditions dans lesquelles les images ont été faites et ont pu parvenir jusqu'à nous. À pas aveugles participe à une recherche historique de grande ampleur, menée par de très nombreux spécialistes, en y apportant les ressources de la caméra, associée à des commentaires informés et émouvants. Mais le film fait bien davantage.

Christophe Cognet déplace un tirage d'une des photos prises depuis le crématoire V de Birkenau, cherchant à retrouver l'emplacement exact où se trouvaient les femmes dénudées avant d'entrer dans la chambre à gaz. | Survivance

Il le fait dès sa scène d'ouverture: plan large sur des grands arbres agités par le vent, doux panoramique jusqu'à un étang sombre et immobile, lent zoom avant sur la surface de l'eau que vient fouetter une averse... Ce ne sont pas des métaphores, c'est, au sens le plus haut du mot, la poésie des images.

L'espace et le temps, ce qui demeure et ce qui change, soulèvent comme un orage, comme un titan, la collection d'éléments factuels, de détails terribles et de fragments de décryptages qui vont suivre, pour leur donner tout le sens et toute l'émotion qui sont les leurs, aujourd'hui, dans le temps et le monde de maintenant.

Au sein de l'horreur, chaque situation est unique et rendue à sa singularité par la manière de filmer, au-delà du dispositif commun. Et cette collection de situations, qui semblait limitée par le très petit nombre de cas où des déportés ont pu faire des photos à l'intérieur des camps, ouvre au contraire sur une infinité de perspectives.

Elles concernent cette histoire-là, celle des formes spécifiques de la barbarie nazie déployée dans toute l'Europe et qu'il importe de ne pas banaliser.

Elles concernent la manière dont cette histoire, précisément, hante sans fin le présent, comme menace, comme avertissement, comme abîme de tristesse à ne jamais combler. Cette histoire toujours à continuer d'écrire, comme en témoigne si fortement le livre consacré à d'autres photos, prises, elles, par les SS, Un Album d'Auschwitz, auquel a contribué notamment l'historien Tal Bruttmann, également présent dans le film de Christophe Cognet, et qui vient de paraître en France fin janvier.

Un des négatifs réalisés clandestinement à Dachau, et dont le film déplie les significations et les enjeux. | Survivance

Elles concernent des enjeux plus spécifiques, à commencer par un besoin de faire des images, même au plus sombre de la destruction et du désespoir, assurément avec des objectifs de témoignage, de dénonciation, de résistance, mais pas seulement. En deçà, se dit aussi une volonté d'exister, une manière de se redonner une place, une image, un espace –jusque dans les étonnants portraits posés de déportés jouant pour l'objectif la décontraction, voire la séduction.

Elles concernent ce degré supplémentaire de l'horreur infligé aux femmes sur lesquelles furent pratiquées les plus atroces expérimentations. Et là aussi, là quand même, la manière dont chacune des quatre déportées polonaises présentant les traces de ces monstruosités sur son corps, affirme chaque fois d'une façon singulière son humanité.

Et puis ces perspectives, énoncées par le cinéaste, ouvrent aussi, au-delà, sur toutes les manières dont il conviendrait de questionner d'autres images, de les situer, de les contextualiser, de se rendre sensible à la position du corps du photographe au moment de la prise de vue et des possibles raisons de cette position, des conditions techniques, etc. En soulignant sans cesse les marges d'incertitude, ce qui relève d'hypothèses, de vraisemblances qu'il sera ou non possible de corroborer.

En cela, À pas aveugles vaut aussi injonction pour les manières contemporaines de reprendre ses esprits face aux flots d'«images» (cette fois au sens le plus pauvre) dans lesquels nous pataugeons. C'est aussi ainsi qu'il faut entendre les multiples sens d'un titre qui, au premier abord, renvoie à ce qu'il montre très tôt: le fait, commun à tous les humains et en particulier aux Européens, de marcher sans le savoir sur une terre saturée de fragments d'os humains, en prenant pour d'innocents cailloux les restes de massacres. Ce n'est toujours pas une métaphore.

Il y a cet aveuglement, mais il y a son contrepoint, quand le titre se fait dédicace à ceux qui, au prix d'un courage extrême, ne se voulurent «pas aveugles» pour dessiller les autres. Et encore l'injonction au présent de mobiliser à notre tour les moyens d'échapper à une cécité à laquelle tant de forces incitent.

À pas aveugles

de Christophe Cognet

Durée: 1h49

Séances

Sortie le 15 mars 2023

«Italia, le feu, la cendre», d'Olivier Bohler et Céline Gailleurd

On peut être sensible, ou pas, à la fois au charme spectral et à la valeur documentaire de ces scènes de liesse collective, ces accidents de train, la vision de la foule impressionnante qui accompagna Giuseppe Verdi au tombeau.

Ce sont les premières images de ce film consacré au cinéma muet italien, qui fut dans les toutes premières années du XXe siècle en pointe sur bien des aspects de l'invention de cet art, de ce langage, de ce spectacle et de cette industrie qu'engendrèrent la caméra et le projecteur.

En voix off –celle aux frémissements hypnotiques de Fanny Ardant–, se disent les réactions fascinées ou furieuses de contemporains, de l'écrivain Luigi Pirandello
au philosophe Antonio Gramsci.

Mais bientôt, au-delà de la valeur d'archives d'événements historiques, opérations politiques autour de la consolidation du tout jeune État-nation, apparition des premières stars féminines, mise en place des codes d'un genre, le péplum, qui ferait fureur, le montage d'extraits de ces films des trente premières années du siècle suscite sa propre dynamique, son énergie organique et rêveuse.

Francesca Bertini dans Assunta Spina de Gustavo Serena (1915). | Caesar Film

Ainsi sent-on, autant qu'on le voit, se déployer la démesure lyrique issue en partie de la tradition de l'opéra, et la récupération mystifiante d'un héritage antique, pour inventer des formats spectaculaires qui influenceront Hollywood.

Dans l'élan tempétueux des images, des actualités à la fantasmagorie, apparaissent le culte machiste de la force, incarné par le premier super-héros de l'histoire du cinéma, Maciste, l'érotisme assumé des immenses vedettes que furent Lyda Borelli et Francesca Bertini, comme l'exaltation ornementée d'un D'Annunzio, à l'époque gloire littéraire et maître à penser d'une génération.

Sans le dire, le film d'Olivier Bohler et Céline Gailleurd suggère ainsi l'ampleur des sources esthétiques et émotionnelles d'où naîtra le fascisme, avant que Mussolini ne fasse grand usage des puissances du cinéma.

Film de montage réunissant de très nombreuses images jamais ou rarement vues depuis l'époque de leur production, Italia, le feu, la cendre trouve ainsi dans l'élan même de sa composition et les effets qu'elle suscite les voies d'une compréhension intuitive de processus historiques dans le même mouvement qui distille les sortilèges de ces formes et de ces imaginaires venus d'un temps révolu.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

Italia, le feu, la cendre

d'Olivier Bohler et Céline Gailleurd

Durée: 1h34

Séances

Sortie le 15 mars 2023

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