Société / Monde

Dix ans du pontificat de François: lentes avancées, divisions internes et scandales sexuels

Temps de lecture : 8 min

Une décennie jour pour jour après son élection comme pape, l'Argentin Jorge Mario Bergoglio poursuit un règne marqué par les crises et une image clivante.

Le pape François durant la célébration de la messe des Cendres, le mercredi 22 février 2023, en l'église Santa Sabina à Rome. | Alberto Pizzoli / AFP
Le pape François durant la célébration de la messe des Cendres, le mercredi 22 février 2023, en l'église Santa Sabina à Rome. | Alberto Pizzoli / AFP

Le 13 mars 2013, le collège des cardinaux élisait pape l'archevêque de Buenos Aires, Jorge Mario Bergoglio, qui prit le nom de François, «un nom pour un programme». Dix ans plus tard, sans pour autant établir un bilan de l'action du pape, nous pouvons relever les avancées qu'il a introduites et les oppositions qu'il doit affronter au sein de l'Église. Et envisager les perspectives qui s'offrent à lui.

Premier pape jésuite, premier pape latino-américain, premier pape n'ayant pas assisté au concile Vatican II (1962-1965) en tant que père conciliaire (comme Jean-Paul Ier et Jean-Paul II) ou expert (comme Benoît XVI), François a d'emblée suscité un certain enthousiasme en raison de sa simplicité, de son allure débonnaire, de la nouveauté que sa personnalité inspirait.

Venu du «bout du monde», le nouvel élu souhaitait «une Église pauvre pour les pauvres», «aller aux périphéries géographiques et existentielles» et poser un regard neuf sur l'Église, trop européano-centrée à son goût, alors que les forces du catholicisme se trouvent en Afrique et en Asie.

Par ailleurs, il estimait que l'Église devait désormais être plus proche des gens et moins verser dans les discours dogmatiques ou doctrinaux, appelant à une «révolution de la tendresse» au n°88 de sa première encyclique Evangelii Gaudium. Selon le nouveau pape, il faut voir l'Église «comme un hôpital de campagne après la bataille».

Quelques (timides) pas vers davantage d'inclusion

Que dire en ce dixième anniversaire de son pontificat? François a sans doute fait avancer les choses mais de façon bien timide. Il a par exemple permis la nomination de femmes à des postes hauts placés au sein de la Curie romaine. En 2016, l'historienne de l'art Barbara Jatta à la tête des musées du Vatican; en 2020, la laïque Francesca di Giovanni numéro trois de la Secrétairerie d'État.

D'autres nominations ont eu lieu dans d'autres domaines. En 2021, il a autorisé les femmes à devenir acolytes et lectrices, c'est-à-dire qu'elles soient davantage insérées dans la liturgie catholique. Mais il ne leur a pas permis d'accéder aux «ministères ordonnés». Il n'envisage pas la possibilité d'un ministère presbytéral féminin. Et la possibilité d'ordonner diacres des femmes ne semble pas encore à l'ordre du jour, même si une commission réfléchit sur ce sujet.

Le discours plus inclusif du pape à l'endroit des LGBT+ va aussi dans le bon sens, même s'il n'a pas changé sur ce point le Catéchisme de l'Église catholique. Sa phrase «Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour juger?» est entrée dans l'histoire. À un Chilien homosexuel, victime d'agression sexuelle durant son enfance, il a assuré en 2018: «Dieu t'a fait et t'aime tel que tu es, moi également.» Fin janvier dernier, il s'est prononcé en faveur d'une dépénalisation de l'homosexualité. François semble donc demeurer dans une posture médiatique, ce qui ne change pas la doctrine.

Le pape argentin a aussi permis aux personnes divorcées et remariées d'accéder aux sacrements à la suite des deux synodes sur la famille de 2014 et 2015. Dans son exhortation apostolique Amoris lætitia en avril 2016, ce point est évoqué au détour d'une note de bas de page (n°351), permettant ainsi d'entériner une pratique déjà observée dans certaines paroisses, où des prêtres donnaient la communion à des couples remariés. Il n'a pas non plus changé la discipline et la morale dans ce domaine, mais il en a donné une interprétation plus large et moins crispée que ses prédécesseurs.

«Il n'a pas voulu attiser encore les divisions»

Pas de changement notable, donc, avec le pape François. Il aurait pu aller plus loin. Mais, comme nous le confie Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions et éditeur, «il n'a pas voulu aller jusqu'à l'opposition frontale dans plusieurs cas, attiser encore les divisions». Cette opposition s'est de nouveau manifestée fortement lors de la disparition de Benoît XVI le 31 décembre dernier, d'autant plus que François laisse ses adversaires s'exprimer librement –autre changement–, et même le critiquer.

Ils sont en vif désaccord, déjà, avec ses timides avancées. Des ecclésiastiques et des laïcs, surtout bien sûr des partisans «tradis» du «doux» Benoît, goûtent fort peu ce pontife trop direct, trop accessible. Ils estiment que François est trop libéral et même «populiste». En parallèle, ils l'accusent de se montrer despotique avec ses collaborateurs, de régner en maître. Il est vrai que le pape latino-américain peut aussi apparaître comme intraitable.

C'est ainsi qu'il a entrepris une lutte acharnée contre les catholiques qui suivent l'ancien rite de la messe en latin, que son prédécesseur avait largement autorisé. D'abord par un motu proprio («de son propre chef»), Traditionis custodes, réduisant drastiquement depuis l'été 2021 la possibilité de célébrer la messe selon le rite tridentin, antérieur au Concile Vatican II (1962-1965). Ensuite, en février dernier, par un «rescrit» rappelant quelques points de droit que des traditionalistes –et des évêques nord-américains– avaient tendance à oublier pour contourner le motu proprio. À ses yeux, ces traditionalistes détournent la liturgie à des fins politiques et cherchent à remettre en cause Vatican II, «irréversible» pour François.

Malgré tout, François reste un souverain pontife «clivant»

Autre point critique: la réforme de la Curie. Promulguée à l'été 2022, la constitution apostolique Prædicate Evangelium («Proclamez l'Évangile») avalise des changements déjà opérés durant le pontificat de François au sein de son administration. Ainsi, en 2018, il avait nommé pour la première fois un laïc –Paolo Ruffini– à la tête de la communication du Vatican. En revanche, le pape est désormais lui-même le préfet du dicastère pour l'évangélisation (le bureau qui gère les «pays de mission»). Tout remonte à lui, qui décide seul.

Il a aussi démis de ses fonctions à l'automne 2020, sans s'embarrasser de précautions, le cardinal-préfet de la congrégation pour la cause des saints, Angelo Becciu, accusé de malversations financières dans l'affaire dite de «l'immeuble de Londres». Un procès –bien parti pour accoucher d'une souris– est en cours. Et dans l'intervalle, François a eu des gestes de sympathie pour son ancien collaborateur, qu'il «estime en tant que personne».

Depuis le début de l'année, il a aussi réorganisé le diocèse de Rome en renforçant les pouvoirs du pape. Il vient également de mettre un terme à ce qu'il estimait être un privilège: la gratuité des appartements de fonction ou à moindre coût pour les hauts prélats travaillant à la Curie. Là encore, par un «rescrit» qui ne fut d'ailleurs pas publié par la salle de presse du Saint-Siège.

«François est une figure très forte et très médiatisée, il a une personnalité importante et ingénieuse, à sa manière, qui peut attirer ou repousser», selon Antonio Spadaro, jésuite proche du pape et rédacteur en chef de la revue bimensuelle italienne La Civiltà Cattolica, qui reconnaît son caractère «clivant». Du reste, ses positions favorables à l'accueil et à la place faite aux migrants et réfugiés dans les sociétés occidentales vont dans ce sens. François ne craint pas de se mettre à dos les partisans de l'économie ultralibérale en dénonçant «l'économie qui tue», «le capital érigé en idole», «l'ambition sans retenue de l'argent qui commande», argent qu'il qualifiait en juillet 2015 en Bolivie de «fumier du diable».

La crise sans précédent sur les violences sexuelles n'en finit pas

Reste la synodalité, ce processus permettant d'associer les laïcs au clergé dans l'activité de l'Église, que François prend au sérieux et qu'il veut un instrument pour lutter contre le cléricalisme.

Depuis son élection, le pape latino-américain a convoqué deux synodes sur la famille, un sur les jeunes (2018), un sur l'Amazonie (2018-2019) et deux sur la synodalité, en 2023 et en 2024. Les fidèles ont tous été consultés en amont de ces synodes. Mais, comme le note le théologien basque José Arregi, ils n'ont guère débouché, jusqu'à présent, que sur des «impasse[s] [...], ils n'ont pas servi à avancer mais à tourner en rond au point de départ». De fait, les changements espérés –dont l'ordination d'hommes mariés en Amazonie– n'ont pas eu lieu.

La synodalité et la lutte contre le cléricalisme prennent leur source dans la lutte contre les agressions sexuelles et viols commis par des ecclésiastiques, scandales qui gangrènent l'Église encore aujourd'hui et que François peine à régler. États-Unis, Australie, France, Espagne, Italie, Portugal dernièrement, Allemagne... Pas un pays n'est épargné par les révélations d'abus cléricaux, sexuels et/ou spirituels.

En Allemagne, c'est en raison de ces scandales que l'Église s'est engagée dans un «chemin synodal», que Rome et le pape n'ont eu de cesse de déstabiliser. En effet, les Allemands réclament de profondes réformes de structures (ministères ordonnés, place des femmes, gouvernement des Églises locales, etc.), ce que ne veut absolument pas la Curie et dont François craint de reconnaître le bien-fondé.

Il avait pourtant écrit en 2018 une «Lettre au peuple de Dieu», «un de ses meilleurs documents», selon Jean-Louis Schlegel, qui demande aux fidèles (et au clergé!) de s'impliquer dans la lutte contre les violences sexuelles dans l'Église. Mais, poursuit le sociologue des religions, «il en faudra davantage, car nous ne sommes même pas au milieu du gué des révélations».

Il en sort en effet tous les jours, partout (encore le 5 mars dernier, à propos de Jean-Paul II, qui aurait laissé en place des prêtres pédophiles). Des proches de François sont eux-mêmes fragilisés, tels le cardinal québécois Marc Ouellet et l'artiste jésuite Marko Rupnik, tous deux accusés de gestes inappropriés ou, comme ce prêtre slovène, de viols à l'endroit de femmes et de religieuses. François est même soupçonné d'avoir levé l'excommunication du jésuite. Globalement, il est accusé de manière récurrente de manquer de netteté sur la question de ces actes condamnables. En fait, pour Jean-Louis Schlegel, tant que l'Église n'admettra pas la nécessité de l'intervention et du jugement d'un tiers, elle sera incapable de se dépêtrer d'une crise interne sans précédent.

À 86 ans, le pape argentin doit ménager la chèvre et le chou

Si d'indéniables avancées, dans les paroles plus que dans les actes, ont eu lieu, elles restent minimes par rapport aux défis multiples que l'Église doit relever. François demeure une figure politique respectée à l'international, mais certaines de ses positions (sur les migrants, l'économie) ne sont guère suivies par d'autres dirigeants, en particulier en Europe, ni par les catholiques conservateurs. De même, au début de la guerre en Ukraine, il a semblé vouloir ménager la Russie, ce qui a laissé perplexe plus d'un observateur.

Néanmoins, la disparition de son prédécesseur semble avoir donné un nouvel élan au pontife argentin. Certes, le pape jésuite est âgé de 86 ans, ne se déplace plus qu'en fauteuil roulant depuis près d'un an et sait bien qu'il n'a plus trop de temps devant lui. Les pesanteurs internes l'obligent à se montrer parfois implacable. Il sait qu'il ne dispose pas, dans le collège épiscopal, de beaucoup de partisans. Des évêques, notamment aux États-Unis, s'opposent ouvertement à ses options pastorales et, même, les freinent sur le terrain. Il doit donc ménager la chèvre et le chou.

Mais si aucune réforme structurelle significative n'est engagée à la suite des synodes sur la synodalité, alors François sera passé à côté de son pontificat. Il ne sera même pas garanti que son successeur poursuive dans son sillon, alors même qu'il a créé une majorité de cardinaux qui éliront le prochain pontife romain. C'est finalement le défi majeur pour le pape argentin: ne pas être une parenthèse dans l'histoire de l'Église.

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