Culture

Pour gagner un Oscar, il ne suffit pas d'être bon: il faut surtout faire campagne

Temps de lecture : 8 min

Avant de vous énerver sur les potentiels vainqueurs et perdants, n'oubliez pas que tout est une question de stratégie (et de popularité). Un peu comme en politique.

Une partie de l'équipe du film Everything Everywhere All At Once, Daniel Scheinert (coréalisateur), Ke Huy Quan (acteur), Michelle Yeoh (actrice), Daniel Kwan (co-réalisateur) et Jonathan Wang (coproducteur), nommé onze fois et favori pour cette 95e cérémonie des Oscars 2023, posent ici sur le tapis rouge de la Bafta Tea Party, le 14 janvier 2023 à Los Angeles. | Jon Kopaloff / Getty Images North America / AFP
Une partie de l'équipe du film Everything Everywhere All At Once, Daniel Scheinert (coréalisateur), Ke Huy Quan (acteur), Michelle Yeoh (actrice), Daniel Kwan (co-réalisateur) et Jonathan Wang (coproducteur), nommé onze fois et favori pour cette 95e cérémonie des Oscars 2023, posent ici sur le tapis rouge de la Bafta Tea Party, le 14 janvier 2023 à Los Angeles. | Jon Kopaloff / Getty Images North America / AFP

Si la seule finalité des Oscars était de récompenser les meilleurs films, Blade Runner, Shining ou Mes meilleures amies, tant qu'on y est, en auraient plein. En théorie, les Oscars sont censés récompenser le «meilleur» du cinéma international. Mais en pratique, beaucoup de critères indépendants de la qualité d'un film interviennent dans l'attribution de ces fameuses statuettes dorées. Et le facteur le plus important, c'est peut-être la campagne: un acteur qui sait mettre l'ambiance en soirée, une histoire personnelle bouleversante, une série de tweets bien calculés ou un discours galvanisant aux Golden Globes peuvent parfois autant peser dans la balance que les mérites artistiques d'une œuvre ou d'une performance.

Michael Schulman, écrivain et journaliste au New Yorker, a récemment consacré un livre à l'histoire des Oscars, intitulé Oscar Wars: A History of Hollywood in gold, sweat and tears (non traduit). Il y relate certains des épisodes les plus fous de la cérémonie de remise de prix et revient sur les campagnes féroces qui la précèdent. Car un Oscar n'est pas qu'une récompense, c'est le fruit de plusieurs mois de lobbying et de bataille publicitaire acharnée. Comme l'explique l'écrivain, «ce n'est pas si différent d'une campagne politique, où l'on essaie de trouver des poches d'électeurs, de s'assurer qu'ils connaissent le nom du candidat et qu'ils ont un bon ressenti sur ce dernier».

Une industrie à part entière

Rythmée par de nombreuses étapes et cérémonies (les Golden Globes, les Bafta, etc.), ce qu'on appelle la saison des Oscars démarre généralement à l'automne, avec la sortie en salles des films pressentis pour être nommés. Elle s'achève de longues semaines de campagne plus tard, lors de la cérémonie ultime –qui doit se tenir cette année le dimanche 12 mars à Los Angeles.

Mais il n'est jamais trop tôt pour commencer à penser aux Oscars. En janvier 2023, à l'occasion du festival du film de Sundance, le podcast Little Gold Men consacrait déjà un épisode sur le buzz de certains films et performances qui pourraient se retrouver à la cérémonie des Oscars… de 2024. Michael Schulman explique: «Je pense que le public ne réalise pas toujours qu'il y a toute une industrie autour des campagnes aux Oscars. Il y a une profession entière, des stratégistes et des consultants, comme en politique, qui travaille presque toute l'année pour qu'un film ait de bon résultats pendant la saison des Oscars.»

Rien n'est laissé au hasard, y compris la date de sortie du film, qui le verra en premier, ou encore son placement dans les festivals. Par exemple, The Fabelmans de Steven Spielberg, nommé cette année pour de nombreux Oscars, y compris celui du meilleur film, a été présenté en avant-première à Toronto. «C'était la première fois qu'un film de Steven Spielberg était en compétition dans un festival. Cela indique qu'ils ont voulu le positionner d'une certaine manière, comme un film de Spielberg qui serait plus personnel, adoubé par la critique et “awards friendly”.»

Traditionnellement, une campagne est ponctuée de projections, d'interviews et de pubs «for your consideration» dans les médias. Mais cela ne s'arrête pas là. Toute Oscar season est aussi rythmée par son lot de soirées, visant à mettre en lien les potentiels nominés avec les votants. Chaque apparition publique d'un candidat peut avoir des conséquences sur la popularité globale d'une œuvre ou d'un acteur.

Cette année, on retiendra par exemple le discours de Michelle Yeoh aux Golden Globes en janvier, le charme de Jamie Lee Curtis et Ke Huy Quan sur les tapis rouges, ou encore le moment où Steven Spielberg a remercié Tom Cruise d'avoir «sauvé les miches d'Hollywood». Comme le rappelle Michael Schulman, «aucun membre de l'Académie ne vous dira qu'il se laisse facilement convaincre par les soirées cocktails et les publicités. Mais ça ne va pas empêcher certaines campagnes de faire tout leur possible pour essayer d'influencer les votants. Au risque de choquer, les Oscars sont un concours de popularité. Si quelqu'un qui est adoré fait des discours géniaux et sait lécher des bottes, rencontrer quelques centaines de membres de l'Académie pendant cette période, ça peut aider.»

À chaque film son «récit»

L'une des notions les plus courantes, mais aussi les plus abstraites, dans la course aux Oscars, est celle de «récit», ou «narrative» en anglais. Michael Schulman prend l'exemple du récit derrière The Fabelmans: «C'est Spielberg qui révèle enfin quelque chose sur sa vie qu'il n'avait jamais dévoilé auparavant.» Parmi les films pressentis pour gagner le prix du meilleur film en 2023, on peut aussi trouver Top Gun: Maverick, le film qui a donc «sauvé le cinéma», Everything Everywhere All At Once, un «petit film» qui a conquis le box-office avec son inventivité, ou encore À l'Ouest, rien de nouveau, un film de guerre allemand basé sur le roman éponyme, dont l'adaptation précédente a remporté l'Oscar du meilleur film en 1930 –et qui a triomphé aux Bafta britanniques le 19 février.

Les stars aussi ont leur récit. Parmi les raisons les plus fréquentes de récompenser un acteur ou une actrice, on peut notamment trouver: un come-back miraculeux (Brendan Fraser ou Ke Huy Quan) ou une récompense méritée depuis bien trop longtemps (Angela Bassett, Colin Farrell).

Parmi les récompenses de 2023 sur lesquelles presque aucun doute ne plane, il y a la consécration de Ke Huy Quan dans la catégorie «meilleur acteur dans un second rôle». «Il a fait un discours très émouvant aux Golden Globes [après avoir reçu la récompense similaire début janvier dernier, ndlr], et a retrouvé Steven Spielberg qui l'avait dirigé dans Indiana Jones et le Temple maudit, et je pense que ça l'a vraiment aidé à consolider son statut de favori. Il a un récit tellement puissant, sur le fait d'avoir été acteur enfant, de ne pas avoir eu d'opportunités par la suite et de faire enfin son come-back avec ce film. Soudainement, on ne pense plus seulement à sa performance mais à son parcours, et c'est impossible de ne pas être affecté par ça quand on vote.»

Harvey Weinstein, l'homme qui a tout changé

Impossible de parler des campagnes aux Oscars modernes sans mentionner l'une des figures les plus néfastes d'Hollywood et un pro des récits manufacturés: Harvey Weinstein. Dans les années 1980 et 1990, Harvey Weinstein et son frère possédaient le studio Miramax, connu pour distribuer des films indépendants comme Pulp Fiction, Sexe, mensonges et vidéo ou Shakespeare in Love. «Ils se voyaient comme des outsiders et donc, de leur point de vue, il fallait tout faire pour que leurs films soient remarqués», explique Michael Schulman.

Alors que la plupart des studios se contentaient de promouvoir leurs films de manière traditionnelle, dans les années 1990, Harvey Weinstein a ainsi redoublé d'agressivité pour doubler la concurrence. Bien qu'il soit interdit de demander explicitement des votes, ses employés repoussaient les limites de l'acceptable en appelant sans relâche certains votants pour leur demander s'ils avaient vu le film et ce qu'ils en avaient pensé. «Ils cherchaient là où les membres de l'Académie vivaient, et si trois membres vivaient à Santa Fe, ils les trouvaient et organisaient une projection pour leur film.»

L'exemple le plus connu reste la victoire de Shakespeare in Love en 1999, face à Il faut sauver le soldat Ryan, alors distribué par DreamWorks et considéré comme le favori. Selon Michael Schulman, Harvey Weinstein «disait à des journalistes d'écrire que Saving Private Ryan n'était bien que pendant les vingt-cinq premières minutes». Au fil de la campagne, les rumeurs et la tension n'ont cessé d'enfler, jusqu'au soir de la cérémonie, où Shakespeare in Love a fini par gagner.

«C'était un choc et la colère envers Weinstein a explosé à Hollywood. Mais ils avaient beau être énervés [...], tout le monde s'est mis à copier ses méthodes, parce qu'ils ne voulaient pas que ça se reproduise. L'année d'après, DreamWorks a lancé une énorme campagne pour American Beauty et ils ont gagné, l'année d'après ils ont fait la même chose pour Gladiator et ils ont gagné à nouveau. C'est devenu une course aux armements, et c'est comme ça que l'écosystème des campagnes modernes n'a cessé de s'accroître.»

Une autre spécialité de Harvey Weinstein: inventer des coups de pub aux accents humanitaires, comme faire venir Daniel Day-Lewis à Washington pendant la campagne de My Left Foot en 1990 pour apporter son soutien à un projet de loi antidiscrimination. «Pour Happiness Therapy, Weinstein a transformé ça en grande cause sur la santé mentale, même si cela avait assez peu de rapport avec le ton du film. Parfois, ses méthodes pouvaient être très déplacées.»

Détournement de règles et micro-scandales

Ce sont d'ailleurs ses excès qui ont conduit à la création de certaines règles de l'Académie des Oscars. Dans son livre, Michael Schulman retrace une anecdote en particulier. En 2003, Harvey Weinstein fait publier une pub pour Gangs of New York incluant un témoignage de Robert Wise, le réalisateur de La Mélodie du bonheur et ancien président de l'Académie. Ce dernier a alors 88 ans. «Robert Wise avait aimé le film, mais il n'avait pas réalisé qu'il allait le soutenir publiquement… D'autant plus que le texte n'avait pas été écrit par lui mais par un consultant de Weinstein.» Résultat, l'Académie a créé une nouvelle règle, pour interdire aux membres de l'Académie d'accorder leur soutien officiel à une œuvre.

Harvey Weinstein, qui purge une peine de prison après avoir été condamné pour viol et agressions sexuelles, ne sévit plus sur Hollywood. Mais les campagnes aux Oscars, elles, continuent de produire des rebondissements inédits et des micro-scandales. Cette année, la nomination d'Andrea Riseborough pour l'Oscar de la meilleure actrice a fait grincer des dents.

En quelques jours, et alors que quasiment personne n'avait vu ou entendu parler du film To Leslie, plusieurs stars de renom comme Gwyneth Paltrow ou Edward Norton ont fait campagne pour elle sur les réseaux sociaux, permettant à l'actrice d'obtenir une nomination in extremis.

Si cette histoire a prouvé que les campagnes sans budget pouvaient produire des résultats surprenants, elle a aussi mis en exergue les disparités de réseau et d'influence entre les actrices blanches et les stars racisées à Hollywood. Dans un post Instagram visant à promouvoir Andrea Riseborough, l'actrice Frances Fisher avait effectivement écrit que Danielle Deadwyler et Viola Davis, deux actrices noires, étaient de toute façon «assurées» d'êtres nommées. Aucune actrice noire, y compris ces deux interprètes très fortement pressenties, n'a finalement obtenu de nomination, venant souligner une fois de plus le manque de diversité historique des Oscars.

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