Culture

L'Oscar du meilleur film vous décevra forcément

Temps de lecture : 5 min

Le système de vote spécifique à cette catégorie, instauré en 2009, peut favoriser les récompenses mollassonnes. 

En 2022, CODA l'a emporté dans la catégorie «meilleur film» sansa voir enthousiasmé grand monde (ici l'acteur Troy Kotsur, récompensé par l'Oscar du second rôle). | Valerie Macon / AFP
En 2022, CODA l'a emporté dans la catégorie «meilleur film» sansa voir enthousiasmé grand monde (ici l'acteur Troy Kotsur, récompensé par l'Oscar du second rôle). | Valerie Macon / AFP

S'il est impossible de savoir avant la nuit du dimanche 12 au lundi 13 mars qui sera désigné meilleur film lors de la 95e cérémonie des Oscars, il y a une chose que l'on peut prédire avec une certitude absolue: à la fin, un paquet de gens seront énervés. Sans filtre? Vulgaire. Women Talking? Personne ne l'a vu. Everything Everywhere All At Once? Épuisant. The Fabelmans? Vraiment pas le meilleur Spielberg. Elvis?! Vous avez de la merde dans les yeux ou quoi?

Quel que soit le résultat final, la cérémonie des Oscars génère toujours son lot d'insatisfaction. Même si caser le mot «objectivement» dans une appréciation artistique est toujours chose risquée, cela n'empêche pas des milliers de cinéphiles et téléspectateurs d'affirmer année après année que le meilleur film se trouvait objectivement parmi les perdants. Mais au risque de vexer Baz Luhrmann, la manière dont un Oscar est décerné n'est pas forcément représentative de la qualité intrinsèque d'une œuvre ou d'une performance.

La campagne menée par les nommés, mais aussi le système de vote, jouent un rôle déterminant. «Il y a une tonne de facteurs qui déterminent qui est nommé et qui gagne, et qui n'ont rien à voir avec la qualité pure d'un film ou d'une performance», confirme Michael Schulman, journaliste au New Yorker et auteur du livre Oscar Wars: A History of Hollywood in gold, sweat and tears.

Les œuvres consensuelles favorisées

D'abord, la base: les Oscars sont remis par les 9.000 et quelques membres de l'Académie des arts et des sciences du cinéma –et il se peut tout simplement que vous n'ayez pas les mêmes goûts qu'eux. Lors du premier tour, chaque branche professionnelle est chargée des nominations de sa propre catégorie: les réalisateurs votent pour les réalisateurs, les monteurs pour les monteurs... Puis lors du vote final, qui se tient en ce moment même, tous les membres de l'Académie votent dans toutes les catégories.

En ce qui concerne la catégorie «meilleur film», c'est une autre histoire. Vous l'ignorez peut-être, mais depuis 2009, la statuette la plus prestigieuse est décernée via un système de vote préférentiel. En gros, chaque votant doit réaliser un classement des dix films nommés, de son préféré à celui qu'il a le moins aimé. Au moment du dépouillement, si aucun film classé en première position n'obtient la majorité absolue du premier coup, on ajoute alors à la pile toutes les fois où il a été placé en deuxième ou troisième position sur d'autres bulletins. Vous suivez toujours?

La conséquence de ce mode de scrutin, c'est que les films qui ont été majoritairement classés en deuxième, troisième ou quatrième position peuvent s'avérer tout aussi importants que le numéro 1 dans le calcul final. Un film qui n'était pas le préféré de la majorité des votants, mais qui a été très souvent placé dans le top 3, peut ainsi remporter la mise. Ce système favorise le consensus: si aucune œuvre n'a été adorée par la majorité, alors on récompense celle qui a été bien aimée par le plus grand nombre.

Prenons en exemple les Oscars de 2022. The Power of the dog de Jane Campion était un temps considéré comme favori, avec le plus grand nombre (douze) de nominations. CODA, l'adaptation américaine de La Famille Bélier, n'en totalisait que trois, et n'avait pas suscité un enthousiasme démesuré de la part des critiques au cours de la saison. Mais comme Don't Look Up, The Power of the dog est un film clivant: certains l'ont adoré, d'autres détesté.

Pour autant, les surprises sont toujours possibles, car le vote ne se produit pas en vase clos.

Il y a de fortes chances pour que le film de Jane Campion se soit retrouvé en première position sur un certain nombre de bulletins, mais en dernière sur d'autres, limitant ainsi ses chances. Une œuvre touchante, grand public et relativement inoffensive comme CODA, quant à elle, a sans doute pu se retrouver sur suffisamment de bulletins en deuxième ou troisième position, lui permettant de doubler la concurrence.

Si un film que vous détestez remporte l'Oscar du meilleur film ce dimanche soir, vous pourrez donc vous consoler en vous disant qu'il s'agit d'une récompense mollassonne et très imparfaite –non pas le «meilleur film», mais «le film qui a été jugé “ouais bof, sans plus” par une majorité de votants». C'est ainsi que j'ai personnellement pu accepter la victoire de Green Book.

Un changement récent

Le casse-tête du vote préférentiel, qui s'applique uniquement à l'Oscar du meilleur film (dans les autres catégories, on vote juste pour son favori), peut compliquer la possibilité de prédire le vainqueur, d'autant plus que la règle n'a été modifiée que récemment. Pendant longtemps, les membres de l'Académie devaient simplement désigner leur préféré parmi cinq choix de meilleur film. Mais en 2009, nouvelle règle.

Cette année-là, The Dark Knight est absent de la liste des nommés, au grand dam de l'industrie. Depuis plusieurs années, les nominations à l'Oscar du meilleur film favorisaient en effet les films à petit budget, mais l'omission d'un succès critique et commercial comme The Dark Knight paraît absurde. L'Académie des Oscars décide alors d'élargir la sélection à dix films à compter de l'année suivante, ce qui permettra à la cérémonie d'inclure plus de succès populaires et ainsi de toucher un plus large public. Comme mathématiquement cette décision va davantage diviser les votes, la méthode du vote préférentiel, qui n'avait pas été employée depuis les années 1940, est remise en place.

Pour autant, les surprises sont toujours possibles, car le vote ne se produit pas en vase clos: dans les mois et semaines qui précèdent la cérémonie, les pronostics vont bon train, et peuvent influencer les suffrages. «Ce qui se produit parfois, c'est que les membres de l'Académie regardent la hype et les prédictions, et se disent “Oh, tout le monde va voter pour ce film, donc je vais voter pour cet autre film”, et soudainement, le favori ne gagne pas», explique Michael Schulman.

Le journaliste prend l'exemple de 2019, l'année où Glenn Close était censée enfin gagner sa statuette de la Meilleure actrice pour The Wife. «Ça semblait tellement gagné d'avance que personne n'a finalement ressenti le besoin de voter pour elle, et c'est Olivia Colman qui a fini par gagner, ce qui a été un vrai choc.»

Les Oscars ne sont pas tant une méritocratie qu'un concours de popularité.

Les récompenses qui ont surpris récemment peuvent aussi s'expliquer par le fait que la composition de l'Académie a été radicalement modifiée en quelques années. Il y a encore dix ans, elle était constituée à 94% de blancs et à 77% d'hommes. Moyenne d'âge: 62 ans. En 2016, l'absence totale d'acteurs et actrices racisés dans les nominations fait scandale, et le hashtag #OscarsSoWhite est lancé. L'Académie est forcée de s'adapter.

Michael Schulman explique: «Avant l'année de #OscarsSoWhite, ils n'invitaient que très peu de nouveaux membres chaque année. En gros, il fallait que quelqu'un meure ou prenne sa retraite pour être remplacé. L'Académie ne s'agrandissait pas, et seuls les amis d'amis étaient invités, ce qui ne créait aucune diversité. Après cette année, ils ont commencé à inviter des centaines de nouveaux membres tous les ans.»

Résultat: le corps électoral est devenu plus jeune, multiracial et féminin, impactant peut-être les votes finaux. Ces dernières années, Moonlight (2016) était le premier film avec une équipe et un casting majoritairement noirs à remporter l'Oscar du meilleur film, et Parasite (2019) le premier en langue étrangère. Loin des critères du typique «film à Oscars» , ils ont fini par créer la surprise.

Mais le système de vote n'est pas le seul élément à s'avérer crucial dans le couronnement ou la rebuffade d'un film. Car les Oscars ne sont pas tant une méritocratie qu'un concours de popularité, et sans jouer le jeu, une œuvre a peu de chances de se démarquer. Ce qui compte peut-être le plus, ce sont les campagnes (oui, comme en politique). Mais ceci est une autre histoire –et l'objet d'un autre article, que vous pourrez lire en ces lieux dès demain.

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