Société / Monde

Design et architecture, des réponses miracles à la violence armée?

Temps de lecture : 10 min

Aux États-Unis, 2023 bat déjà des records de violence. Les efforts des designers et architectes paraissent bien chimériques face à des failles éducatives et légales béantes.

Face à la violence armée, le design tente de trouver des réponses. | Ludovic Roth Design Studio
Face à la violence armée, le design tente de trouver des réponses. | Ludovic Roth Design Studio

Sur le site internet du groupe de recherche indépendant Gun Violence Archive (GVA), une carte interactive des États-Unis est parsemée de pois rouges. Ceux-ci signalent le nombre record de morts par balle depuis le début de l'année, soit 7.056 en date du 2 mars 2023. Une pluie d'homicides, suicides ou accidents, et déjà une centaine de «mass shootings» –désignation attribuée par le Service de recherche du Congrès américain à tout incident faisant un minimum de quatre blessés ou morts. Depuis le 1er janvier, la violence armée a causé la mort de 37 enfants de moins de 11 ans et de 248 adolescents.

À la suite de chaque tuerie perpétrée au sein d'une école, la vente de cartables pare-balles monte en flèche. Et à chaque fois, un politicien se précipite pour épingler de prétendus problèmes de design qui auraient facilité la tâche du tireur: pas de vitres blindées, trop de portes, trop de points d'entrée et de sortie, trop de visibilité ou même trop d'arbres.

«Les tueries dans les écoles ne sont pas liées à des problématiques de design», tranche le consultant en architecture et ingénierie Justin R. Wolf. «Le problème, ce sont les armes et la remarquable facilité avec laquelle on peut se les procurer en toute légalité dans ce pays –point final.»

Il s'agace cependant de voir la respectée organisation des professionnels de l'architecture, l'AIA (American Institute of Architects), «jouer le jeu de l'extrême droite» en proposant des mesures pour sécuriser les établissements scolaires, à grand renfort de manifestes et de pétitions.

D'aucuns pourraient y lire une démarche opportuniste. Il faut dire que le marché est plein de promesses: quand elle a été la scène d'un drame insoutenable, une école est plus souvent détruite que conservée telle quelle. Avant d'être reconstruite, sous la férule de spécialistes de l'architecture.

Chaque tuerie profite au marché des sacs à dos pare-balles. | Reise Reise via Wikimedia Commons)

Dessine-moi une école

C'est le cas de l'école élémentaire de Sandy Hook dans le Connecticut, où 26 personnes, dont 20 élèves de CP, ont été assassinées le 14 décembre 2012. Repensée par Svigals + Partners, la nouvelle école a ouvert ses portes en 2016.

Au programme: système de fermeture connecté à un bouton de verrouillage centralisé sur chaque porte, uniquement trois points d'accès à l'établissement, salles de classe éloignées de l'entrée pour faciliter l'extraction des élèves, fenêtres blindées. Mais ça n'a rien d'une prison, insiste l'architecte principal: les éléments décoratifs ludiques (courbes ondulées, emploi de couleurs vives, recoins-cabanes) feraient presque oublier les caméras.

«Nous devons revenir à la question de savoir si le design peut améliorer la situation. La réponse évidente est non.»
Aaron Betsky, critique de design et directeur d'une école d'architecture

D'autres écoles hyper-sécurisées ont depuis vu le jour aux États-Unis, pas toutes aussi joyeuses –certaines sont aussi avenantes qu'un bunker. On peine à imaginer des élèves s'épanouir dans ce milieu quasi carcéral.

Mais rares sont les établissements qui ont les moyens de s'équiper ainsi. À titre d'exemple, la nouvelle école de Sandy Hook a coûté 50 millions de dollars (soit plus de 47 millions d'euros). Les vitres sont dix fois plus chères que celles habituellement employées. La moyenne d'âge des écoles américaines étant de 44 ans, elles sont nombreuses à nécessiter un sérieux rafraîchissement –et les quartiers défavorisés abritent souvent les écoles les moins bien loties.

Less is more

Dans les écoles de design américaines, le sujet est incontournable: la violence armée est une réalité de ce quotidien que les futurs designers œuvrent à nous rendre plus simple et agréable. Hors de question, pour autant, d'assumer la responsabilité qu'on voudrait faire endosser à la communauté du design et de l'architecture.

«Alors que la volonté politique de supprimer de la vie publique ces armes absurdement dangereuses et inutiles semble encore soit inexistante, soit étouffée par la National Rifle Association et ses alliés, écrit Aaron Betsky, critique de design et directeur de l'école d'architecture de Taliesin, nous devons revenir à la question de savoir si le design peut améliorer la situation. La réponse évidente est non.»

Ce n'est pas l'efficacité des designers que Betsky met en cause, mais le fait que s'évertuer à tenter de mieux protéger les Américains en repensant l'architecture et le design urbain du pays (écoles, centre commerciaux, salles de concert, stades…) reviendrait d'une certaine façon à donner raison aux agresseurs. «Faire de nos espaces publics et semi-publics des “safe zones” reviendrait à les transformer en refuges gouvernés par la paranoïa.»

Il existe pourtant un domaine dans lequel designers et ingénieurs peuvent faire une différence et «sauver des vies», insiste la Smart Tech Foundation: celui du développement des armes à feu dites intelligentes, dont on promet l'arrivée sur le marché depuis une vingtaine d'années.

Des armes, mais intelligentes

En mai 2000, le président Clinton annonçait accorder une aide financière substantielle à deux fabricants d'armes à feu en vue d'une future production de smart guns, et proposait également la création d'un fonds de recherche doté de 10 millions de dollars (9,5 millions d'euros) pour encourager, via le National Institute of Justice, le développement de cette technologie.

Mais un simple soutien financier ne suffit pas à faire se concrétiser ce nouveau marché. Des entreprises plébiscitées et couronnées de prix, comme TriggerSmart, s'y sont cassé les dents et ont fini par jeter l'éponge. Beaucoup ont opté pour la reconnaissance biométrique (souvenez-vous de l'arme que Q fournit à l'agent 007 dans Skyfall), comme pour ces systèmes de verrouillage adaptables à plusieurs modèles d'armes commercialisés par Identilock ou T-lock. Ce dernier a d'ailleurs été développé par un ancien policier dont la fille adolescente avait utilisé l'arme de service pour se suicider.

L'Armatix iP1 promettait une sécurité inviolable. Un hacker muni d'un simple aimant a prouvé que ce n'était pas le cas.

Le iGun, lui, utilise une puce qui reçoit depuis la bague portée par l'utilisateur légitime de l'arme le code qui permet de le déverrouiller. «Légitime», car il faut souligner que cette technologie a été inspirée par le danger que représente un marché parallèle impossible à réguler: entre 2017 et 2021, on estime à plus de 1 million le nombre d'armes à feu volées aux États-Unis.

Mais dans la FAQ (foire aux questions) du site internet, on apprend que «l'iGun n'est pas encore disponible à la vente au public. Il a été testé par l'armée, l'industrie, et répond aux normes de sécurité du National Institute of Justice. Il ne s'agit pas d'un prototype, d'une idée: il existe et il fonctionne. Malheureusement, la demande n'a pas encore été suffisante pour qu'il soit fabriqué à une échelle industrielle.»

«Un des enfants tient dans ses mains quelque chose qui a été interdit en Amérique pour les protéger. #stupide»

Réticences et pressions

Pourtant, la moitié des Américains en âge d'acheter une arme assureraient soutenir le développement de cette technologie, et deux sur cinq se disent prêts à la tester. La Firearm Industry Trade Association contredit ces chiffres; ils ne seraient, d'après les sondages réalisés par ses soins, pas plus de 5% à se dire disposés à en acquérir une. Et 70% d'entre eux se poseraient des questions sur la fiabilité des armes intelligentes.

Les anti-smart guns brandissent avec jubilation l'histoire de l'infortuné pistolet de calibre .22 Armatix. L'épopée de cette arme de poing connectée illustre, d'après eux, les limites et contradictions de cette technologie. Contrôlée et verrouillée par une montre connectée, l'Armatix iP1 (de fabrication allemande) promettait une sécurité inviolable. Un hacker muni d'un simple aimant a prouvé que ce n'était pas le cas.

Sur le marché américain, le smart gun connecté Armatix iP1 a fait long feu. | via GunWiki

Lancée sur le marché américain en 2014, l'arme (vendue 1.400 dollars, plus 400 pour la montre, soit l'équivalent de 1.700 euros en tout) n'a pas trouvé son public. Mais prix d'achat et sécurité défaillante n'ont pas été les seuls écueils rencontrés par l'Armatix: son accessibilité a également posé souci. Les armuriers séduits par les possibilités d'un nouveau marché ont rapidement déchanté.

L'un d'eux, établi dans le Maryland, évoque les pressions et menaces de mort qui ont fini par le convaincre de cesser de proposer des smart guns dans son établissement. «Je suis pourtant un fervent défenseur du deuxième amendement [de la Constitution américaine, garantissant le droit aux citoyens de détenir des armes, ndlr]», déplore-t-il.

Mais avec la décision de la Cour suprême le 23 juin 2022 –soit un mois après la tuerie d'Uvalde, qui a fait vingt-et-un morts dans une école primaire– d'invalider une loi sur le port d'armes, renforçant par conséquent le droit aux citoyens de sortir de chez eux armés, la situation s'est encore compliquée. Dans certains États, le nombre de demandes de permis de port d'armes a été multiplié par six.

Les smart guns de la Silicon Valley

Presque dix ans après l'arrivée de l'Armatix, le prix des armes intelligentes a baissé. Mais leur difficulté à pénétrer le marché est encore un sujet. La société américaine LodeStar Works a annoncé en janvier 2022 être prête à commercialiser son arme «personnalisée», pour un prix public de 895 dollars (847 euros). Un an plus tard, celle-ci n'est toujours pas disponible à la vente.

Une étude récente de Research & Markets envisage même une décélération du marché entre 2022 et 2026, avec un taux de croissance prévisionnel passant d'environ 8 à 6%. Certes, la start-up BioFire et son arme à reconnaissance digitale (qui n'utilise ni radiofréquence ni technologie sans fil, considérées comme peu sûres par les potentiels utilisateurs) a levé 28 millions de dollars (26,5 millions d'euros) d'investissement en quatre tours de table.

«La Silicon Valley, je le dis et le répète, a laissé tomber les enfants en n'investissant pas plus dans la technologie des armes intelligentes.»
Dan Primack, journaliste

Kai Kloepfer était encore adolescent lorsqu'il a créé BioFire. À 21 ans, il a abandonné ses études au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour s'y consacrer entièrement. L'histoire vous semble vaguement familière? Avant lui, Elizabeth Holmes a tourné le dos à l'Université Stanford pour développer l'infortunée start-up Theranos: une édifiante épopée qui a pu rendre méfiant tout ponte de la Silicon Valley.

Ron Conway, considéré comme le «parrain» de la Silicon Valley (en tant qu'investisseur de la première heure dans Facebook, Google ou PayPal), avait en 2015 émis ses doutes sur le bien-fondé de l'engouement provoqué par Theranos et Holmes. Exactement à la même époque, il n'hésitait en revanche pas à miser sur le jeune Kloepfer –qu'il continue de soutenir publiquement à ce jour. Une rareté, explique le journaliste Dan Primack.

«C'est regrettable que si peu des capital-risqueurs de BioFire acceptent d'être identifiés; cela reflète la frilosité générale du milieu face à ce domaine qui a pourtant tellement besoin de soutien. La Silicon Valley, je le dis et le répète, a laissé tomber les enfants en n'investissant pas plus dans la technologie des armes intelligentes.» Il ajoute que les millions levés par BioFire constituent «un pas de géant en avant, mais [que] la course est déjà perdue».

Des enfants armés (pour tuer zombies et monstres)

Kai Kleopfer le reconnaît: «Les smart guns ne sont pas le remède à tous les maux, mais nous sommes persuadés de pouvoir avoir un impact immédiat et substantiel.» Il déplore cependant que la question «soit devenue si politisée que rien n'est fait, même dans le cas de certains aspects qui ne devraient en aucun cas être politisés, comme l'accès aux armes pour les enfants».

Les armes à feu sont devenues la première cause de mortalité chez les enfants américains, que l'on parle de suicides ou d'accidents –il n'est pas rare que des bambins ne sachant pas encore parler ni marcher fassent la une des médias pour avoir abattu un de leurs parents avec l'arme de ces derniers.

Ils gardent précieusement l'arme entre leur doudou et leur poupée.

Si les smart guns promettent de restreindre l'accès aux armes, quel peut être leur effet contre les armes spécifiquement développées pour les enfants?

En 2015, on nous parlait de «My First Rifle» de la marque Crickett, une mini-carabine destinée à être manipulée par des mains d'enfant. La photographe belge An-Sofie Kesteleyn avait appris dans la presse la mort d'une fillette de 3 ans, tuée par son frère de 5 ans avec le «jouet» reçu pour Noël. Les parents étaient stupéfaits: le garçonnet tirait depuis l'âge de 3 ans et semblait maîtriser le sujet…

En Ohio, au Texas, au Tennessee ou en Louisiane, Kesteleyn a photographié des enfants âgés de 5 à 9 ans avec leur carabine. Quand elle leur a demandé d'expliquer à quoi leur servait l'arme, ils ont répondu candidement, avec toute la force de leur logique: c'est pour se protéger des loups-garous, des géants, des zombies, du monstre caché sous le lit ou des ours qu'ils gardent précieusement l'arme entre leur doudou et leur poupée.

L'arme en question est un calibre .22, comme celui qui a tué Bobby Kennedy, mais disponible en rose, en version camouflage ou encore dans un modèle patriotique arborant le texte du deuxième amendement imprimé sur fond de drapeaux. La carabine a depuis été retirée des points de vente, mais reste facile à se procurer d'occasion.

Pour beaucoup de jeunes Américains et leurs parents, apprendre à se servir d'une arme est un rite de passage sacré. | Capture d'écran Arms Family Homestead via YouTube

D'autres modèles d'armes destinées aux enfants à partir de 5 ans, colorées comme des Smarties, tel le .22 long rifle Savage Rascal, sont toujours disponibles. Ces armes sont plébiscitées par de nombreux parents, à en croire la prolifération de vidéos d'adultes supervisant fièrement les premiers tirs de leurs rejetons parfois âgés de 4 ou 5 ans à peine.

Mais leur emploi est aussi encouragé par la National Rifle Association (NRA), considérée comme lobby le plus puissant et dissuasif de Washington. Armer les enfants? «Le meilleur moyen pour eux d'apprendre à se défendre, le plus tôt possible.»

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