«Les variétés anciennes devraient être respectées et préservées. Pour moi, elles sont une solution au changement climatique. Elles pourront nous nourrir quand les variétés modernes ne le pourront plus.» C'est une grande déclaration dans laquelle se lance Gerald Miles, agriculteur gallois septuagénaire, en ce matin de février.
Mais c'est aussi quelque chose dont il parle de plus en plus souvent et qui attire de plus en plus de monde. Selon lui, l'avoine noire du Pays de Galles, qu'il a longtemps pensé disparue, pourrait aider les générations futures.
La longue quête de Gerald Miles
Il faut dire que sa vie est liée à celle de cette graine ancestrale. Gerald «Ger» Miles est né en 1948 à Saint David's, dans sa ferme (la Caerhys Organic Community Agriculture), située dans le Pembrokshire, tout à l'ouest du pays du poireau. Au bout de ses champs dorés repose une mer bleue, celle du canal Saint-Georges, au-delà duquel on peut, par temps clair, apercevoir les côtes irlandaises.
«Je ne suis pas allé à la fac, j'ai tout appris ici. De la ferme et des autres fermiers», narre l'agriculteur. L'été de ses 16 ans, quand Gerald Miles a décidé d'épouser la vocation de son père et celle de son grand-père avant lui, sa verte contrée était remplie de petites fermes et tout le monde s'entraidait, notamment pendant les récoltes.
À l'époque, l'avoine noire était partout. Les locaux en mangeaient un peu, mais cette graine au goût légèrement sucré servait surtout à nourrir les animaux: les bovins, par exemple, mais aussi les chevaux. Un ancien client de la famille Miles racontait que l'avoine noire permettait à ses étalons de courir plus longtemps.
Et puis, le monde a changé et l'agriculture aussi. Dans les années 1960, les moissonneuses-batteuses ont remplacé les chevaux dans les champs. L'avoine noire qui les nourrissait est donc devenu obsolète en même temps qu'eux. De plus, les machines qui les ont remplacés n'étaient pas calibrées pour le récolter. L'avoine noire poussant trop haut, il se retrouva doublement dépassé. «Tout change: les habits, les traditions, la nourriture, intervient Gerald Miles. L'avoine noire est simplement passée de mode. On s'est mis à cultiver davantage de blé et d'orge.»
Progressivement, l'avoine noire a ainsi disparu des campagnes galloises. Au point que Gerald Miles a craint que cette graine, «dont [son] père pensait le plus grand bien», ne soit perdue à jamais. Sur la fin du XXe siècle, l'agriculteur, par tradition familiale, a décidé de se lancer dans une quête donquichottiste. Au crépuscule des années 1990, il envoya une supplique au magazine Farmers Weekly, suggérant la publication d'une publicité pour expliquer qu'il recherchait désespérément de l'avoine noire. Le canard s'exécuta, mais il ne reçut aucune réponse.
Peu de temps après, Gerald Miles, qui coachait l'équipe de rugby de Saint David's, traversa la mer pour une série de tournois en Irlande voisine. En papotant, un entraîneur de la région lui expliqua qu'il connaissait quelqu'un qui pourrait lui fournir de l'avoine noire. Le chemin du retour se fit donc avec... cinquante kilos de graines dans le coffre. Après des tests, néanmoins, il s'avéra que cette avoine n'était pas exactement celle de l'enfance galloise du fermier. Il s'agissait d'une variété originaire de Bretagne. Gerald Miles planta quand même ces graines sur un peu plus de deux hectares. «Mais 2012 a été une année très humide et une tempête a quasiment tout ravagé. Je n'avais plus que dix ou vingt kilos d'avoine noire.»
Des rencontres riches en céréales
En 2018, Gerald Miles et Katie Hastings, coordinatrice régionale d'un programme de «souveraineté des semences» pour la Gaia Foundation, ont créé un collectif de paysans, Llafur Ni [«notre travail» ou «nos graines» en gallois, ndlr], avec pour objectif la sauvegarde d'autres graines anciennes. Ils sont aujourd'hui une trentaine et entendent partager savoir, terres et graines, afin de rediversifier et renforcer les populations céréalières galloises.
Il y a près de cinq ans, c'est dans ce cadre que Gerald Miles a rencontré Owen Shiers, musicien folk et fermier, à une réunion de la branche galloise de la Landworkers' Alliance, une organisation qui vise à mieux utiliser les terres agricoles et à développer le concept de souveraineté alimentaire. «Nous sommes devenus amis et on se voyait toujours à ce genre d'événements, raconte Owen Shiers. Chaque mois d'août, Gerald organise une fête pour les récoltes. Il faisait une visite guidée de sa ferme et il a mentionné l'avoine noire.»
Quelque temps plus tard, Owen Shiers s'est rappelé qu'un autre paysan de sa connaissance cultivait lui aussi de l'avoine, chose devenue très rare. Il s'agissait d'un certain Iwan Evans –un brin plus âgé que Gerald Miles–, installé près de la ville de Machynlleth, plus au nord, dans le comté de Powys. Il décida de lui passer un coup de fil pour demander: «Quel genre d'avoine fais-tu pousser, exactement?» Réponse: de l'avoine noire. «J'ai rigolé, enchaîne Owen Shiers. Je lui ai dit que j'avais rencontré quelqu'un qui en cherchait depuis longtemps et qui serait très content.»
3. Produced by filmmaker and photographer Andy Pilsbury, #LlafurNi features Gerald from @CaerhysCOCA, @WalesSeedSov, as well as the seed knowledge and beautiful #folksinging voices of Iwan Evans Coedfadre and Owen Shiers.#Diolch to them all! pic.twitter.com/bTlWaSmvIz
— The Gaia Foundation (@GaiaFoundation) January 20, 2021
Chaque année, Iwan Evans organise un festival lors duquel il explique le fonctionnement de machines agricoles d'autrefois, dont il est collectionneur. Ce n'est que pour les besoins de démonstrations qu'il faisait pousser de l'avoine noire. «Et pour nourrir ses poulets, précise Owen Shiers. Il ne se rendait pas compte de l'importance de ce qu'il avait. Je lui ai dit qu'il était probablement la dernière personne à cultiver cette variété d'avoine. J'ai appelé Gerald et je lui ai dit de venir chez Iwan. Il a sauté dans sa voiture!»
L'or noir de Gerald Miles ne se trouvait, pendant tout ce temps, qu'à cent bornes au nord-est de chez lui. «Quand il est arrivé, on aurait dit un enfant dans un magasin de bonbons, sourit Owen Shiers. Iwan et Gerald sont des personnages, en plus. Ils étaient faits pour s'entendre.» Finalement, Owen Shiers lui-même est reparti avec un sac de supermarché rempli d'avoine noire. Le trésor fut partagé avec d'autres membres de Llafur Ni. Désormais, l'avoine noire pousse sur une dizaine de sites au Pays de Galles. «On en a encore très peu. Mais c'est sûrement suffisant pour avoir empêché l'extinction de l'avoine noire.»
Le passé pour résoudre le futur
Et ce serait une très bonne nouvelle. En 2019, la docteure Catherine Howarth, de l'Institut des sciences biologiques, environnementales et rurales (IBERS) de l'Université d'Aberystwyth (comté du Ceredigion), a fourni à Llafur Ni pas moins de quatorze variétés supplémentaires de graines d'avoine rares et précieuses, issues de la banque de gènes de la fac, qui préserve des graines depuis 1919. Le travail de la chercheuse consiste à identifier les traits génétiques intéressants de ces graines traditionnelles, afin de les sortir de leur hibernation et les faire pousser en vue de s'armer contre les défis climatiques futurs.
L'avoine noire peut se développer dans des conditions extrêmes. «Ce qui peut s'avérer utile dans la sélection de nouvelles variétés adaptées aux climats du futur», selon la docteure Catherine Howarth.
Dans un article du Guardian publié en octobre 2022, Catherine Howarth expliquait que la perte de diversité au sein des cultures céréalières n'est pas seulement une perte pour les consommateurs, dont le régime alimentaire s'est standardisé, mais pourrait aussi représenter un rétrécissement périlleux du patrimoine génétique des céréales. «Nous savons que l'avoine moderne a perdu une grande partie de la diversité génétique présente dans certaines de ces variétés anciennes. L'industrie agricole voulait une avoine plus courte et plus abondante. Nous avions autrefois de l'avoine dans les hautes terres du Pays de Galles. Cette avoine aurait survécu à des conditions dans lesquelles nous ne faisons pas pousser d'avoine aujourd'hui.»
The amazing work of @CaerhysCOCA, @WalesSeedSov & the Llafur Ni network featured in @guardian. Today represents milestone as the growers get to taste their black oats for the first time! 🌾 @GaiaFoundation: https://t.co/QPUBv4nnCx
— SeedSovereigntyUkIreland (@SeedSov) October 29, 2022
Catherine Howarth ajoute que l'avoine noire résiste au stress hydrique et peut se développer dans des conditions extrêmes, ainsi que résister aux maladies. «Ce qui pourrait s'avérer utile dans la sélection de nouvelles variétés adaptées aux climats du futur», conclut-elle.
L'avoine noire a poussé dans les sols gallois pendant des siècles avant la rationalisation et la mécanisation de la fin du deuxième millénaire. Elle y grandit donc mieux que toute autre sorte et permet «une sécurité alimentaire bien meilleure que les graines modernes, complète Owen Shiers. L'avoine noire peut être cultivée à peu près n'importe où au Royaume-Uni. Elle est faite pour pousser dans les sols de mauvaise qualité.»
Faire pousser de l'avoine noire est moins coûteux, pour le fermier comme pour l'environnement. Gerald Miles renchérit: «Les agriculteurs doivent s'adapter afin d'utiliser moins d'engrais artificiels, moins de pesticides et cultiver davantage avec la nature. L'avoine noire est un moyen très économique et peu coûteux de nourrir les animaux.»
Mi-février, le vieil agriculteur était invité à parler de sa graine sacrée devant quelque 150 personnes lors d'un événement à Bristol, dans le sud-ouest de l'Angleterre. «Si mon père ressuscitait, il n'en reviendrait pas, s'amuse-t-il. L'an dernier [en octobre 2022, ndlr], on a organisé un festin à la ferme. La cheffe, Jacqueline Morgan, a fait un menu avec trois plats à base d'avoine noire: une soupe, des oatcakes [des gâteaux secs réalisés à partir de flocons d'avoine, ndlr] et une tarte aux pommes. C'était incroyable! Il y avait aussi trois sortes de chips: deux venaient de supermarchés, la troisième avec de l'avoine noire. Je vous laisse deviner lesquelles les gens ont préféré.»