Culture

«Women Talking», un «acte d'imagination féminine» qui ne ressemble à aucun autre film

Temps de lecture : 5 min

Le film de Sarah Polley est un récit surprenant sur la survie face aux violences sexuelles.

Cette fable universelle soulève une multitude de questionnements complexes. | © 2022 Orion Releasing LLC. All Rights Reserved.
Cette fable universelle soulève une multitude de questionnements complexes. | © 2022 Orion Releasing LLC. All Rights Reserved.

Entre l'avènement du streaming, la pandémie et la désertion croissante des salles de cinéma, il est devenu de plus en plus courant de considérer que les seuls films qui mériteraient d'être vus en salle sont ceux qui offrent du grand spectacle.

Women Talking, principalement centré sur un groupe de femmes en train de débattre dans une grange, ne contient pas de séquences d'action haletantes, ni d'images de synthèse révolutionnaires. Mais c'est une expérience cinématographique unique qui se doit, au même titre qu'Avatar 2, Top Gun Maverick ou Everything Everywhere All At Once, d'être visionnée en public et sur l'écran le plus large possible.

Dans cette adaptation d'un roman de Miriam Toews, un groupe de femmes mennonites doivent décider de leur avenir, après une série de viols commis par les hommes de leur communauté. Profitant d'une rare absence de ces derniers, les femmes se donnent vingt-quatre heures pour se réunir et faire un choix: rester et ne rien faire, rester et se battre, ou partir. Étant illettrées, elles sont accompagnées d'August (Ben Whishaw), l'instituteur du village, qu'elles chargent de rédiger le procès-verbal de la réunion.

Claire Foy, Rooney Mara, Jessie Buckley ou encore Frances McDormand, confinées à un décor minimaliste et toutes vêtues et coiffées de manière semblable, s'en remettent à leur talent exceptionnel et à la finesse du scénario pour incarner un groupe de femmes aux opinions hétéroclites, déchirées entre leur foi, leur rage et leur instinct de survie.

L'histoire de cette communauté rongée par les violences sexuelles est inspirée d'événements réels, survenus dans les années 2000 en Bolivie, mais comme l'annonce le film dès ses premières minutes, «ce qui suit est un acte d'imagination féminine».

Le film de la cinéaste canadienne Sarah Polley est nommé à l'Oscar du meilleur film, et à celui du meilleur scénario adapté. Une distinction amplement méritée, tant le script parvient à manier tension, humour et profonde réflexion théorique autour d'un sujet épineux.

Cette fable universelle soulève en effet une multitude de questionnements complexes: si l'on rejette le patriarcat, que faire des garçons et des hommes auxquels on tient? Peut-on pardonner un agresseur? Quelle est la différence entre fuir et partir? Mais il serait dommage de saluer uniquement l'écriture du film, qui au fil de ses 104 minutes, déploie aussi une impressionnante richesse visuelle.

Mettre le public mal à l'aise

Comment mettre en images un récit sur le pouvoir de la parole? C'était précisément le défi de Luc Montpellier, directeur de la photographie canadien et collaborateur régulier de Sarah Polley: «On ne voulait pas filmer une pièce de théâtre. [...] C'est clairement quelque chose qui nous inquiétait, que ce soit juste des femmes qui parlent pendant une heure et demie. Il y a tellement de texture dans le scénario, et d'idées intenses, qu'on n'aurait pas rendu service aux dialogues et aux personnages si la caméra était trop passive.»

Des mains de femmes enlacées (qui ont inspiré l'une des affiches du film) aux tresses de deux jeunes filles qui s'entremêlent, le duo Polley-Montpellier convoque une multitude d'images pour représenter la solidarité (et pas seulement le traumatisme) qui lie ces personnages. Mais l'aspect visuel le plus surprenant du film est certainement sa couleur, fortement désaturée.

Alors que le film démarre, on a le sentiment que l'image a été vidée de son oxygène. «On voulait que le public soit mal à l'aise. Que l'on sente que ces femmes sont bloquées, que le patriarcat pèse sur elles, que leurs choix sont limités», explique Luc Montpellier.

Venant amplifier davantage la sensation d'étouffement visuel, le ciel et l'horizon sont souvent obstrués dans la première partie du film.

L'idée d'un film en noir et blanc, au départ envisagée, a été abandonnée pour éviter de créer une distance trop forte avec le public («On ne voulait pas que les gens aient l'impression de regarder un film d'époque»). Avec de la couleur, le directeur de la photographie pouvait représenter la manière dont la lumière change au cours des vingt-quatre heures; mais aussi conférer au récit, avec la désaturation, un aspect légèrement irréel, celui d'une fable.

«J'ai aussi remarqué qu'en retirant de la couleur, je me penchais beaucoup plus vers l'image. On espérait que les gens verraient mieux ce qui est important, c'est-à-dire les mots, les expressions. C'était un gros risque que nous avons pris. Avec ce genre de récit, les gens s'attendent à du réalisme, et c'est l'intention opposée que nous avions.»

Des images épiques pour une décision épique

Contrairement à ce qu'on pourrait attendre d'un film intimiste situé majoritairement dans une grange, Sarah Polley et Luc Montpellier ont également adopté un format d'image ultra-large (Ultra Panavision), que l'on trouvait historiquement dans les westerns et films épiques comme Ben-Hur:

«Lorsque Sarah m'a tendu le script, elle m'a dit: “Je veux que les images de ce film paraissent aussi épiques que la décision que ces femmes doivent prendre.” [...] Ce n'était pas notre motivation principale, mais on aimait aussi beaucoup l'idée de filmer ces femmes avec le même degré d'engagement et de sérieux que ces vieux westerns masculins.»

Déployé dans le décor de la grange, ce cadre inhabituel permet de rassembler toutes les femmes dans une seule image, mais il donne aussi l'impression d'écraser les personnages, accentuant ainsi la claustrophobie du public. Venant amplifier davantage la sensation d'étouffement visuel, le ciel et l'horizon sont souvent obstrués dans la première partie du film.

Les routes autour de la colonie semblent ne mener nulle part: «C'était très important que le public se sente isolé, comme cette colonie l'est mentalement et émotionnellement. [...] Au début, on voulait montrer la répression, pas la beauté. Mais alors qu'elles prennent le contrôle, le cadre commence à s'ouvrir un petit peu; on voit de plus en plus leur environnement.»

Au fil du temps, le style visuel du film progresse, et permet au public de respirer. La couleur devient plus vive, la lumière plus agréable, et le ciel remplit peu à peu le cadre. «Alors qu'elles se rapprochent d'une décision et qu'elles prennent confiance en elles, les femmes se mettent à ouvrir des fenêtres et des portes. Sarah et moi trouvions génial qu'elles puissent progressivement contrôler le cadre et la lumière.»

Raconter le traumatisme des violences sexuelles

Sarah Polley continue d'examiner avec brio des thèmes qui occupent toute son œuvre, à savoir la mémoire et la parole (qu'il s'agisse du documentaire Stories we tell, qui revient sur un lourd secret familial, ou de la romance Take this waltz, où les mots sont chargés d'érotisme). Dans Women Talking, cet intérêt prend la forme d'une réflexion sur la représentation du traumatisme.

La violence est évoquée par des flashbacks, dans lesquels on voit les femmes se réveiller après les viols qu'elles ont subis dans leur sommeil. «Nous étions absolument certains de ne pas vouloir montrer les attaques elles-mêmes. Il s'agissait au contraire de montrer la réaction des femmes à ces événements, l'horreur qu'elles ressentent», explique Luc Montpellier.

Ce qui pourrait d'abord ressembler à un pur exercice théorique parvient progressivement à générer une puissante émotion.

Ces courtes scènes, presque subliminales, ont été tournées différemment du reste du film: avec une caméra à l'épaule, et un angle d'obturation qui confère à l'image un effet hyper-réaliste –une technique plus fréquemment utilisée dans des films d'action, notamment dans la séquence d'ouverture brutale d'Il faut sauver le soldat Ryan.

Avec une immense précaution et un refus obstiné de juger ses protagonistes, Sarah Polley livre ainsi une expérience unique sur un sujet pourtant de plus en plus exploré au cinéma. À l'aide des performances captivantes et de la musique de Hildur Guðnadóttir, ce qui pourrait d'abord ressembler à un pur exercice théorique parvient progressivement à générer une puissante émotion. Et prouve que regarder des femmes parler pendant une heure et demie, c'est bien plus rare et précieux que l'on peut le croire.

Women Talking

De Sarah Polley

Avec Rooney Mara, Claire Foy, Jessie Buckley, Judith Ivey, Frances McDormand

Séances

Durée: 1h44

Sortie le 8 mars 2023

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