Un monde apparaît. Il est d'abord nébuleux. Puis de la brume émerge une montagne. À flanc de montagne, voici des végétaux, des animaux, un troupeau. Un enfant qui naît. C'est une genèse, oui, quelque chose d'originel et d'archaïque. Et c'est là, très concrètement, matériellement, simplement.
On voit et on entend. La souffrance et la joie, la destruction et l'espoir. Il y a de la lumière et du temps, des roches et des humains. Sans un mot, pas besoin. Plus tard, est-ce quelques années, quelques millénaires plus tard, des étudiants arrivent à la plage, ils vont se baigner. Sauf celui qui a les pieds blessés –sans doute fut-il ce bébé aux pieds ensanglantés, que des mains lavaient avec douceur.
Il y aura de la séduction et de la violence, un défi, un malentendu, la mort. Le jeune homme très beau va en prison. Une jeune femme rousse y est gardienne, elle joue au ping-pong avec ses collègues. Ce sont des moments marqués chacun par une intensité de la présence, une douceur et une beauté plus qu'humaine, même dans les moments durs.
Chaque plan est comme un ballet inspiré, une chorégraphie où les corps humains, les regards, le souffle du vent, les vagues de la mer, les bêtes de la terre et des pierres trouveraient l'exacte façon de danser ensemble.
Imparable justesse
Les yeux du garçon, Jon, voient de moins en moins. La jeune femme, Iro, aime Jon qui, lui, est habité d'une capacité d'amour qu'on dirait illimitée. Il chante. Sa voix, enfantine dans un corps d'homme jeune en pleine force, exprime à son tour quelque chose de surnaturel –puisque nous déclarons «surnaturel» ce qui nous touche à l'extrême sans savoir l'expliquer.
Mais à ce compte, la nature elle-même est surnaturelle. C'est une blague, et un paradoxe, c'est surtout une ressource pour circuler parmi des corps, des histoires, des mémoires de légende. On écarquille les yeux.
Que fait-elle donc de si étonnant, cette cinéaste, de si inhabituel, pour que chaque instant soit ainsi porté par une magie de lumière et d'ombre, de silence et de sons, de mouvement et d'immobilité?
Elle ne fait rien de spécial, Angela Schanelec. Juste du cinéma. Ou plutôt, du cinéma juste. Mais on voit bien alors que c'est une rareté, qu'ils sont bien peu nombreux, d'habitude, les moments où l'écran accueille semblable justesse, intuitive, imparable.
Inspiré du mythe d'Œdipe, mais...
Il sera dit et redit partout où il en est question que le dixième film de la cinéaste de Marseille, d'Orly et de J'étais à la maison mais… est inspiré du mythe d'Œdipe. C'est vrai, mais ça n'a presque pas d'importance.
On a capté les signes qui renvoient à la Grèce où une partie du film est tourné, on a bien noté les pieds blessés, l'énigme résolue et la malédiction de la cécité. Le mythe antique passe et repasse, suggère et s'estompe, revient autrement, ou pas du tout.
Dans quelle mesure Music est-il une paraphrase, ou une nouvelle version de l'ancien récit et des usages qui en furent faits depuis? Cette question pimentera, ou pas, la vision du film. On en tirera éventuellement des interprétations, pourquoi pas? Ce n'est en aucun cas ce qui en fait la splendeur modeste et impérieuse.
Iro (Agathe Bonitzer), la gardienne, a vu la singularité et la lumière de Jon, même si elle est loin de tout savoir du nouveau prisonnier. | Shellac Distribution
À peine, en effet, la présence intermittente de la référence classique contribue à accentuer le sentiment d'absolue liberté avec laquelle s'invente Music, histoire d'aujourd'hui et de tous temps, conte aux multiples échos répercutés par les visages, les roches, les présences animales, les souffles matériels et spirituels, venus des poumons comme des nuages.
Profond et innocent
Le tenue des corps, la résonance des paroles rares, la certitude que chaque image vibre de multiples harmoniques évoquent les sortilèges cinématographiques d'un Robert Bresson, rappellent par moments Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Jean Cocteau aussi, et sa façon de réinventer les mythes grecs. On songe à son poème Plain-chant, autant qu'au film Orphée.
Ce n'est pas le même style, pas les mêmes corps, et pas le même type de récit, mais ce sont des repères sur l'échelle des effets qu'un film peut produire, parmi les plus élevés.
Alors, oui, c'est en effet tout le film Music qui est comme un chant, à la fois profond et innocent, hanté par les plus vieilles malédictions et à fleur de peau, modulé de jeunesse, d'inquiétude devant la fragilité du miracle de la vie.
Et la musique, dont plusieurs splendeurs du chant baroque et les compositions contemporaines de Doug Tielli, est comme une voix parmi les autres de ce chant plus ample, plus complexe, qu'est le film lui-même.
Le chant de Jon, le film de Jon, aux infinies harmoniques. | Shellac Distribution
À la ferme familiale, à l'école, dans les vergers, dans la grande ville, du sud au nord, ce chant s'enfle encore. Il se fait tendre et attentif au cheminement des jours. Il se fait tragique quand surgissent des révélations fatales.
Là-bas dans la campagne grecque, ici dans la ville allemande, la vie continue, donc la mort aussi. Le chant ne cesse pas plus que le cours de l'existence, la petite fille grandira. Elle ne s'appelle pas Antigone, elle se nomme Phoebe, tant mieux pour elle. Le fleuve coule.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Music
De Angela Schanelec
Avec Aliocha Schneider, Agathe Bonitzer, Marisha Triantafyllidou, Ninel Skrzypczyk, Frida Tarana
Durée: 1h48
Sortie le 8 mars 2023