Au commencement, l'actuel quatuor n'était qu'un trio construit sur les ruines du communisme. Ou plutôt, un «triangle». Le 15 février 1991, le «président-philosophe» tchécoslovaque Václav Havel, le Premier ministre hongrois József Antall et le dirigeant polonais Lech Wałęsa, icône de Solidarnosc, entérinaient la création du groupe de Visegrád dans la ville magyare du même nom, bordant la courbe du Danube. Le 1er janvier 1993, le V3 devint V4 à la suite de la partition pacifique de la Tchécoslovaquie. Objectif du groupe: accélérer le processus d'intégration au sein de l'OTAN et de l'Union européenne.
Une ambition similaire aux rois de Bohême, de Pologne et de Hongrie qui, en 1335 au même endroit, actèrent une entente commerciale (et anti-Habsbourg) afin de faciliter l'accès aux marchés européens.
En 2004, le V4 envisagea sa dissolution lors de l'adhésion des quatre États à l'UE, mais évolua vers la valorisation d'une politique étrangère plus ou moins commune et de l'identité de l'Europe centrale. Après une décennie discrète, le groupe de Visegrád se révéla au monde en formant un front du refus face aux migrants illégaux et aux quotas de réfugiés, au moment de la crise spectaculaire de l'été 2015.
Fragmentation renforcée par la guerre
Aujourd'hui, le groupe de Visegrád affronte la période la plus difficile de son existence. Le V4 n'a jamais été aussi fracturé, surtout à cause de l'ambivalence du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, proche de Vladimir Poutine, sur la guerre en Ukraine. La Pologne soutient militairement Kiev, à l'inverse de la Hongrie, et les deux pays en conflit avec l'UE se replient vers une alliance tactique contre Bruxelles. L'élection du pro-occidental tchèque Petr Pavel isole d'autant plus Orbán, qui espère le retour au pouvoir des populistes amis Peter Pellegrini ou Robert Fico lors des élections slovaques de l'automne.
«La fragmentation du V4 s'est engagée avant que la Russie n'envahisse l'Ukraine, car les quatre pays ont adopté des approches différentes envers l'UE ces dernières années», pointe Edit Zgut-Przybylska, politologue hongroise à l'Académie polonaise des sciences de Varsovie. «Alors que la Slovaquie et la République tchèque se sont prudemment rangées du côté des principales démocraties libérales de l'UE, la Pologne et la Hongrie ont affronté Bruxelles sur un large éventail de questions stratégiques, de l'immigration à la conditionnalité de l'État de droit en passant par la suprématie du droit européen.»
En juillet, le dirigeant polonais Mateusz Morawiecki jugeait que les routes de Varsovie et de Budapest «s'étaient séparées». En novembre, la Slovaquie, qui assurait la présidence tournante du V4, annulait une réunion des chefs des assemblées nationales car ceux des Parlements de Prague et de Varsovie refusaient de côtoyer leur collègue magyar. Fin novembre, à l'aube du sommet des chefs de gouvernement à Košice (Slovaquie), Orbán irritait ses partenaires avec une écharpe de supporter de la Hongrie dans ses frontières antérieures au traité de Trianon de 1920, qui englobaient notamment la Slovaquie.
Commerce commun florissant
Désormais, le V4 favorise la coopération économique et militaire afin d'éclipser ses fissures politiques. «Le groupe de Visegrád réunifié formerait la cinquième économie de l'UE et la douzième du monde. Le forum business organisé en octobre 2022 à Bratislava a montré que l'entente économique se portait mieux que la coopération politique», relève le journaliste Iván Miklós Szegő du site d'actualité 24.hu. «Les commandants des pays du V4 se sont entendus sur la coopération de défense, le renforcement de l'aile orientale de l'OTAN ainsi que le futur du groupement tactique Visegrád, qui retourne en mission.»
En 2022, le commerce bilatéral entre la Hongrie et la Slovaquie a bondi de 43%, en premier lieu grâce à l'importation d'électricité, tandis que le commerce extérieur entre Budapest et ses partenaires du V4 s'est accru de 30%. Pour les Tchèques, il serait important qu'une démarche économique commune se construise afin de contrebalancer la suprématie régionale de l'Allemagne. Si la Pologne s'affranchit de l'énergie russe, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont crânement négocié auprès de l'Union européenne leur exemption de l'embargo sur l'import du pétrole de Moscou jusqu'à fin 2023.
Privée de fonds européens comme Budapest, Varsovie renoue avec la Hongrie et voudrait renforcer leur alliance défensive contre l'UE. Les deux pays, épinglés en raison de leurs atteintes à l'État de droit, peuvent user de leur veto pour se protéger mutuellement des punitions nécessitant l'unanimité des Vingt-Sept. Durant les premiers mois de la guerre en Ukraine, la Pologne critiquait la position de la Hongrie ou se distançait de Budapest, qui éreinte les sanctions anti-russes bien qu'elle les approuve à Bruxelles. Ces derniers temps, Varsovie souligne souvent l'importance du V4 et de l'entente magyaro-polonaise.
Croisée des chemins
Malgré la déchirure provoquée par le conflit russo-ukrainien, certains observateurs pensent qu'il serait prématuré d'enterrer le V4. «L'express de Visegrád ne fonce plus au même tempo qu'avant février 2022, mais avance encore», juge István Loránd Szakáli, politologue à l'institut Századvég de Budapest. «Les quatre pays sont liés par la chrétienté, les valeurs familiales, le rejet de l'immigration illégale et la défense de la souveraineté nationale. [...] Économiquement, ils partagent l'intérêt de ne pas rester à la marge de l'UE. Le V4 doit accorder plus d'importance à la promotion de son marché de 60 millions de personnes.»
Les élections législatives polonaises de l'automne, test crucial pour le gouvernement conservateur de Mateusz Morawiecki, pourraient de nouveau rebattre les cartes du groupe de Visegrád. Une victoire de l'opposition pro-européenne, menée par la Plateforme civique de l'ancien Premier ministre Donald Tusk, apaiserait la dispute avec Bruxelles sur l'État de droit et éloignerait Varsovie de Budapest. Prague, Varsovie et Bratislava ont engrangé des points au niveau européen en se mobilisant sans ambages derrière l'Ukraine, où Viktor Orbán ne s'est jamais déplacé.
En République tchèque, le triomphe de Petr Pavel acte le tournant anti-Orbán et «illibéral» de Prague. Le 1er décembre, durant la campagne électorale, l'ex-général préconisait un élargissement du V4 vers un V9 après avoir estimé que la Hongrie instrumentalisait les soucis du groupe affaibli. Le 24 février lors d'une conférence, il tançait l'inclinaison pro-russe du régime magyar, jugeait que Budapest «suit sa propre voie depuis un moment» et s'interrogeait sur l'intérêt de la participation de Prague dans le quatuor compte tenu des circonstances. Le V4 n'est pas mort, mais se trouve à la croisée des chemins.