J'avais espéré qu'avec l'accumulation des années, sagesse aidant, la perspective de la mort aurait perdu de son côté effrayant. J'aurais appris à la relativiser, à l'accepter, à lui trouver même un certain charme. À la longue, elle serait devenue une péripétie de la vie comme une autre, un simple mauvais moment à passer avant le grand saut vers l'inconnu, ce néant tant redouté ou cette vie éternelle tout aussi désespérante à imaginer.
Force est de se rendre compte que le temps n'a en rien apaisé mon angoisse de la mort. Il l'a même renforcée. Quoi, j'ai à peine vécu et voilà déjà qu'il faut songer à choisir le modèle de son cercueil, à dire adieu à ce monde auquel au bout du chemin je n'aurai pas compris grand-chose?! Scandale! Supercherie! Tricherie! Je ne suis pas prêt à mourir. Pas tout de suite. Pas maintenant. Plus tard, peut-être. Un autre jour. Dans cent ans. Jamais.
Cette trouille de la mort, je la conjure comme je peux. Elle ne passe pas par la prière, pas encore du moins, mais par un entretien obstiné de mon corps et de toutes ses composantes. Mon corps est un dictateur qui m'impose un florilège de contraintes, un Ceausescu mâtiné de Poutine. Pour lui plaire, je tâche de lui fournir sa dose quotidienne de sommeil, ces huit heures sans lesquelles il se traîne comme un moribond aux portes du cimetière. Comme la plus aimante des mères juives, nuit et jour, je veille à son alimentation, je m'inquiète pour lui, je nourris de noirs desseins à son sujet. Passera-t-il cet hiver? N'avait-il pas mauvaise mine l'autre jour? Me cacherait-il quelque chose? Dans la limite de mes moyens, j'essaye de le nourrir au bio, de lui composer des repas équilibrés, de ne jamais l'accabler de trop de gras ou de nourritures industrielles.
Je suis aux petits soins pour lui. Je surveille ma tension, je ne bois pas, ne fume pas, avale des tonneaux d'huile d'olive qu'accompagnent des palanquées de saumons, de sardines, de maquereaux. Je bouffe des camions de légumes comme si c'était un sacerdoce absolu. Des brocolis, du chou rouge, des carottes. Du houmous. Du pain complet. Des fruits frais. Du chocolat noir. Je broute des salades à n'en plus finir. Je collectionne les bocaux d'amandes et de noix de cajou qui s'alignent devant moi comme des reliques sacrées où je puiserais les secrets de la vie éternelle. Je suis à moi tout seul une publicité pour le régime crétois, celui censé toiser la mort et la tenir à distance le plus longtemps possible.
Et surtout, je fais du sport. Je m'entretiens. Putain, ce que je peux m'entretenir! Même le plus beau des parquets versaillais n'est pas mieux entretenu. Comme j'ai une sainte horreur de courir, en grand casanier que je suis, je me suis pourvu d'un vélo d'appartement, d'un modèle sorti tout droit d'un club de gym pour grabataires voire plus. Une selle large comme un anus d'éléphant. Un guidon remonté auquel je m'agrippe tel un noyé à son radeau de naufrage. Un pédalier lourd comme le mécanisme d'une horloge vieille de mille ans.
Et vas-y que je mouline!
Le regard fixé sur l'horizon, enfin, sur le mur opposé où quelques cartes postales fatiguées racontent la splendeur d'été envolés à jamais, ma casquette à l'envers, en short et en baskets, un bidon d'eau à portée de main, je maltraite ma machine comme si elle venait de m'apprendre que ma femme me trompait avec le voisin. Un combat à la mort qui s'achève au bout d'une demi-heure quand, dégoulinant de sueur, le cœur en état de mort cérébrale, la bouche baveuse et les yeux hagards, je me dirige sur ce que j'espère être la salle de bains mais qui s'avère être une fois sur deux le placard à balais.
Ce n'est pas tout.
Plusieurs fois par semaine, afin de tonifier mon plexus, je soulève des haltères miniatures, des sortes d'os qui pèsent chacun quatre kilos. J'enclenche une vidéo, un couillon m'ordonne quoi faire, je m'exécute, je monte, je descends, je soulève, je m'allonge, me relève, gonfle mes biceps, rentre mon ventre, écarte mes jambes; les poids pèsent des tonnes, je vois trouble, les exercices s'enchaînent, l'autre connard a l'air de jouer au mikado avec ses haltères, mon chat est à deux doigts d'appeler les urgences, je tiens bon, une dernière levée. Canapé. Ventilo. Perfusions. Prise de pouls. 348 battements seconde, record battu. Dix minutes en enfer.
Inutile de préciser que je ne prends strictement aucun plaisir à toute cette débauche d'efforts. La plupart du temps, je dois longtemps débattre avec moi-même avant de me livrer à ce genre de pitreries. Il me faut convoquer tout ce à quoi je m'exposerais si d'aventure je remettais à un autre jour ma séance de torture –diabète, cholestérol, artères bouchées, opération à cœur ouvert, visite du rabbin, funérailles, enterrement– pour grimper sur mon vélo ou batailler avec mes haltères.
Évidemment, le plus pathétique dans toute cette affaire serait que malgré tous ces efforts, sacrifices, renoncements, je devais par mégarde succomber à une mort précoce. Ce serait comme d'avoir confié toutes ses économies à Madoff, une véritable trahison. Se croire à l'abri du besoin et se découvrir pauvre comme Job. Une double peine, une double mort. Ma parole, si pareille mésaventure devait m'arriver, aussitôt débarqué dans les palais de l'éternité, je prends direct un avocat et je porte plainte pour publicité mensongère.
Vous voilà prévenu là-haut!
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