Qui peut résister à Jean-Luc Mélenchon sur le côté gauche de l'échiquier politique? La question mérite d'être posée aujourd'hui. Le débat législatif tronqué sur le projet du gouvernement de reforme des retraites montre que le chef historique des Insoumis a donné le tempo à l'Assemblée nationale. Et qu'il a manœuvré les gauches à sa guise.
Même hors de l'hémicycle, puisqu'il ne siège plus au palais Bourbon, Mélenchon a dicté à ses troupes la marche à suivre pour empêcher la discussion de progresser vers l'article 7, celui qui fixe l'âge de la retraite à 64 ans à partir de la génération née en 1968, avec une augmentation de la durée de cotisation d'un trimestre par année à partir de la classe d'âge née à la fin 1961 et partant normalement à la retraite à 62 ans.
Pour faire passer cette réforme au Parlement, le pouvoir exécutif utilise l'article 47-1 de la Constitution disposant que le texte est transmis au Sénat s'il n'a pas été adopté par les députés dans un délai de vingt jours après son dépôt, les sénateurs ayant alors eux-mêmes quinze jours pour l'examiner. Ce temps contraint a mécontenté toutes les oppositions ainsi que les syndicats, qui sont vent debout contre le recul de l'âge de la retraite.
Ralentir au maximum la discussion, voire la bloquer
De plus, la Première ministre, Élisabeth Borne, a recours à un véhicule législatif inhabituel pour repousser l'âge de la retraite: un projet de loi de financement rectificatif pour la Sécurité sociale. Mis à part que ce second élément du dossier fâche également les oppositions et les centrales syndicales, son utilisation fait l'objet de critiques de la part du Conseil d'État, qui met en garde contre le risque d'inconstitutionnalité de certains articles.
Ceci étant posé, les différents formations de gauche réunies à l'Assemblée dans la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) ont déposé près de 20.000 amendements, l'écrasante majorité provenant du groupe de La France insoumise (LFI). Le but était évidemment de ralentir au maximum la discussion, voire de la bloquer, selon l'accusation formulée par les partis de la majorité présidentielle, le groupe Renaissance –soutien inconditionnel du président de la République– en tête.
La stratégie a fonctionné au-delà des espérances de son inspirateur, le patron hors les murs des députés Insoumis, puisque les débats ont piétiné après le rejet de l'article 2, celui qui était consacré à l'instauration d'un index seniors (système destiné à préserver l'emploi des seniors dans les entreprises) et qui, notamment, fait l'objet d'une l'alerte du Conseil d'État.
Retrait des amendements et rappel à l'ordre
Mélenchon souhaitait probablement rester sur cette «victoire» obtenue par les gauches avec le concours des députés du Rassemblement national (RN) et d'une majorité des députés Les Républicains (LR).
De fait, l'examen du projet de loi s'est enlisé à la suite de ce vote négatif, en raison d'une multiplication d'amendements déposés par les élus Insoumis pendant quarante-huit heures de rang. Et devant le souhait des autres composantes de la Nupes, le Parti socialiste (PS), Europe Écologie-Les Verts (EELV) et le Parti communiste (PCF), de voir la discussion progresser vers l'article 7 en retirant des amendements par paquets, Mélenchon a rappelé à l'ordre tout ce petit monde via un tweet très parlant prenant à partie le groupe communiste.
Incompréhensible retrait des amendements du PCF. Pourquoi se précipiter à l'article 7 ? Le reste de la loi ne compte pas ? Hâte de se faire battre ?
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) February 16, 2023
Son tweet provoque un tollé sur les bancs de la majorité présidentielle, qui s'offusque de voir des ordres donnés de l'extérieur aux députés des gauches qui sont en séance.
Collégialité inexistante au sein de la Nupes
De plus, ce court message peu chaleureux pour ses alliés met en évidence la crainte de Mélenchon de voir la Nupes battue par une alliance des partis favorables à la réforme (Renaissance, le Modem et Horizons) secondés par tout ou partie de LR sur le fameux article. L'Insoumis tient à garder la main sur le blocage des débats et il veut surtout montrer qu'il est le seul patron des gauches. Sur ces deux points, il a incontestablement gagné la partie.
Quant à savoir si c'est bon pour le débat démocratique et pour le fonctionnement collégial de la Nupes, c'est une autre histoire. La réponse est évidemment négative. Mais pour tout dire, il s'agit là de deux paramètres dont Mélenchon se soucie comme d'une guigne. Le débat démocratique sur ce texte n'est pas son problème, dans la mesure où il rejette en bloc la réforme et considère donc qu'il n'y a pas lieu d'en débattre.
Le second facteur, celui de la collégialité des décisions au sein de l'intergroupe, n'a pas beaucoup plus de valeur à ses yeux: cette union circonstancielle avait essentiellement pour but de favoriser l'entrée massive à l'Assemblée de membres de La France insoumise, en préservant au passage une représentation minoritaire des trois autres forces de la Nupes. Il s'agissait pour Mélenchon de transposer le résultats des gauches au premier tour de l'élection présidentielle pour assurer la domination Insoumise.
L'impuissance des alliés de La France insoumise
Force est de constater que son plan, réglé comme du papier à musique et imposé au forceps, s'est appliqué à la lettre. Que ce soit le PS, EELV ou le PCF, ces trois alliés mis sous pression n'avaient plus qu'à passer sous ses fourches caudines pour sauver leur représentation parlementaire. Habitué du pressing permanent et de la communication belliqueuse, le triple candidat à l'Élysée démontre que ses alliés de gauche sont impuissants face à lui.
Sur le plan syndical, l'ancien sénateur socialiste veut, là aussi, prendre la main comme il a déjà tenté de le faire, sans succès, dans le passé.
Non content d'occuper une position hégémonique –celle que le PS, qu'il déteste viscéralement, a occupée pendant plusieurs décennies à gauche–, il tente d'intervenir dans la vie interne de chacun des partis de l'alliance. Peut-être une réminiscence de sa formation trotskiste. Et cela va même au-delà, puisqu'il essaie de dicter également leur conduite aux deux principales confédérations syndicales du pays, la CFDT et la CGT.
S'agissant de ses partenaires politiques, Mélenchon s'est assuré le soutien du premier secrétaire socialiste Olivier Faure –les adversaires de celui-ci parlent plutôt de «soumission»–, il bénéficie du soutien d'opposants au secrétaire national communiste Fabien Roussel à l'intérieur du PCF –les Insoumis ont mené une intense campagne de dénigrement en vue du congrès de ce parti–, et il a déjà bien engagé la mélenchonisation culturelle des écologistes, dont une des figures les plus en vue est la députée Sandrine Rousseau.
L'appropriation dénoncée du mouvement social
Sur le plan syndical, l'ancien sénateur socialiste veut, là aussi, prendre la main comme il a déjà tenté de le faire, sans succès, par le passé. Il pense que cette fois-ci est la bonne, mais les deux principaux leaders syndicaux, Laurent Berger pour la CFDT et Philippe Martinez pour la CGT, ne l'entendent pas de cette oreille et lui reprochent de vouloir «s'approprier le mouvement social». Après le naufrage du débat parlementaire sur les retraite, les deux secrétaires généraux ont estimé, chacun de son côté, que Mélenchon n'est «pas un allié [de ce] mouvement social».
Un quitte ou double supplémentaire sur le chemin de sa très probable quatrième tentative présidentielle.
Peu me chaut ce que peuvent penser et dire Berger et Martinez, semble répondre Mélenchon qui poursuit, dans ses tweets et sur son blog, son tir de barrage contre eux, en invitant à «oublier leurs propos diviseurs». Il adopte la même tactique que celle éprouvée face à ses alliés politiques pour mettre en lumière leur impuissance.
Sûr de sa stratégie politico-syndicale et porté par son obstruction en force à l'Assemblée, il pousse les feux en pensant pouvoir tout emporter sur son passage. Une forme de condescendance que tous les intéressés sauront sûrement apprécier à sa juste valeur. Et un quitte ou double supplémentaire sur le chemin de sa très probable quatrième tentative présidentielle.
Dès lors, pour le moment, il ne reste plus guère aux alliés de Mélenchon que la force du verbe pour regretter, après coup, l'attitude d'obstruction technique et de provocations répétées des Insoumis à l'Assemblée. C'est ce que fait Boris Vallaud, président du groupe PS, en soulignant que la Nupes n'a pas montré «son meilleur visage» pendant cette séquence. Une formule qui n'est pas la marque d'une farouche indépendance d'esprit et d'action. C'est bien le problème capital des alliés de La France insoumise.