C'est presque trop pour une même semaine, ces deux propositions si remarquables, ces deux inventions de formes et de récits, pour dire le monde tel qu'il est avec des moyens de cinéma.
Rapprocher le film d'Ali Cherri et celui de Clément Cogitore, l'un et l'autre découverts à Cannes l'an dernier dans des sections parallèles (Quinzaine des réalisateurs pour le premier, Semaine de la critique pour le second), peut surprendre tant ils paraissent éloignés.
L'un situé dans le désert soudanais et l'autre aux abords du métro Barbès-Rochechouard dans le nord de Paris, ils semblent mobiliser des moyens cinématographiques très différents. Ils partagent pourtant plusieurs approches.
Leur premier point commun est d'être signés de deux jeunes réalisateurs qui ont d'abord conquis une considérable reconnaissance comme artistes visuels. Habitués des musées, des galeries et des biennales d'art contemporain, l'un et l'autre recourent ici à des choix de véritables cinéastes, mais nourris de leur sensibilité et de leur savoir-faire de plasticiens, photographes, vidéastes et créateurs d'installation.
Ils ne racontent pas la même chose, évidemment, mais l'œuvre de chacun résonne avec celle de l'autre en ce que la relation aux présences matérielles, à commences par celle des corps humains, aux lumières, à la problématique distinction entre réalité et imaginaire enrichit sans cesse leurs films.
Et chaque fois, autour du personnage central d'un homme jeune aux activités multiples, et, là-bas comme ici, de la découverte d'un cadavre, c'est comme un cosmos tout entier qui se compose grâce à leur proposition.
«Le Barrage» d'Ali Cherri
Maher (Maher El Khair), héros habité d'un projet immense et mystérieux. | Sophie Dullac Distribution
La splendeur graphique du film s'impose d'emblée, dans ce désert horizontal et torride où surgit une montagne aux formes impressionnantes de verticalité.
Orthogonale est aussi l'organisation des briques d'argile que façonnent et feront cuire les ouvriers, près de cette immense étendue d'eau, dont on ne sait d'abord si c'est la mer ou un fleuve.
C'est le Nil, au sortir d'un gigantesque barrage, au Soudan –Soudan où se produit alors une insurrection populaire qui va mener au renversement du dictateur El-Bechir en 2019.
Les ouvriers de la briquèterie ne regardent pas les images des manifestations. Ils travaillent et se soucient d'être payés. Parmi eux, Maher a en tête un autre objectif, pour lequel il est prêt à affronter tous les obstacles.
Chaque nuit, il se consacre à une tâche aux confins du projet artistique et de l'entreprise mystique, où s'invente la possibilité d'autres présences, humaines et non humaines, actuelles ou passées. Imaginaires ou réelles? La distinction perd en pertinence, tant sont puissantes les énergies intérieures qui animent du même élan le film et son personnage.
Par des moyens qui paraissent très simples, l'artiste Ali Cherri mobilise pour bâtir son Barrage les ressources les plus actives du cinéma afin de compléter une trilogie dont les deux premiers éléments, The Disquiet et The Digger, relevaient de l'art vidéo.
Un homme seul, à l'assaut de la matière, et de la divinité. | Sophie Dulac Distribution
Il se porte ainsi à la hauteur de forces immenses, qui vibrent sur leurs longueurs d'onde particulières: forces physiques (le fleuve, le désert, la montagne, le soleil, l'orage), sociales (le soulèvement populaire), spirituelles (l'héritage multimillénaire de la région habitée de grandes références religieuses comme de la trace toujours vive de l'ère des pharaons), mentales (l'obsession de Maher) et corporelles (la marque qui grandit dans son dos).
Entre documentaire et conte mythologique, et grâce à une magnificence visuelle qui sans cesse se réinvente, Ali Cherri compose un récit simultanément inscrit dans le monde contemporain (celui des barrages et des révoltes contre les dictateurs), une histoire longue (celle des habitants du désert nord-soudanais et de leurs traditions), et un monde à la fois «magique» et très concret, de pierre et de boue, de lumière et d'eau.
Ainsi son premier long-métrage devient à la fois œuvre hypnotique et chant de liberté.
«Goutte d'or» de Clément Cogitore
Ramsès (Karim Leklou), au cœur de son quartier, dont il croit maîtriser les codes et tirer les ficelles. | Diaphana Distribution
Tout de suite, c'est ceci, et cela. Ceci: la chronique des survies individuelles et collectives dans le quartier le plus pauvre de Paris, les petits trafics, les petites arnaques, les petites solidarités, la débrouille individuelle, les attaches communautaires et leurs limites.
Au raz du bitume et dans les appartements en mauvais état circulent les flics, les caïds, les mamas, les grands frères, toute cette géographie de pouvoirs fragmentés. Et tous les autres qui se débrouillent avec tout ça, plutôt mal que bien, mais se débrouillent.
Cela: une perception plus ample et plus mystérieuse, dont la pratique de celui qu'on identifie bientôt comme le personnage central, Ramsès, voyant et guérisseur de son état, suggère la nature.
Soit la possibilité d'un rapport à la réalité comme organisée par des forces, des tensions, des conflits invisibles au commun des mortels, et qu'il faut résoudre d'une manière ou d'une autre pour atténuer le malheur de vivre.
Il semble d'abord que l'articulation entre ces deux approches, qui sont aussi deux manières de faire des films (le réalisme et le fantastique) s'articule autour d'un artifice, qu'on appelle dans la vraie vie «une escroquerie», et dans le spectacle «la mise en scène». Ramsès recourt à des trucs pour exercer ce qui est à la fois son art et son commerce.
Croyance, vision, réel
Mais il obtient des résultats, qui améliorent réellement la vie de ses clients. Il faut alors déplacer la question du côté d'un enjeu autrement complexe, celui de la croyance, de ses mécanismes et de ses effets –avec grande méfiance envers le fait d'employer le singulier défini «la». Mais «de la croyance», des formes et des modalités de croyance, ça oui.
Parce que... le magnétisme. | Diaphana Distribution
Oui mais cela n'est pas assez encore. Ramsès le médium truqueur aura une vision, une «vraie». Et elle le mènera au devant de dangers inédits, lui qui savait si bien naviguer dans ce monde aux multiples menaces très concrètes qu'est, entre beaucoup d'autres choses loin d'être toutes sinistres, le quartier de la Goutte-d'Or.
Cette vision le mènera à un chemin, entre enfance, sauvagerie et mort, qui appartient au monde du mythe même s'il s'inscrit dans les très réels chantiers de construction du futur Grand Paris Express et des aménagements en vue des Jeux olympiques.
Il ne faut pas s'y tromper: description méticuleuse des manières de vivre de ceux que la gentrification de la capitale marginalise mais n'a pas encore totalement éliminés et rêve halluciné où se formalisent les violences contemporaines, Goutte d'or ne se réduit pas à cette double approche, qui serait déjà formidable.
Grâce, aussi, à l'interprétation impressionnante de Karim Leklou, qui de film en film ne cesse de confirmer la richesse et la subtilité de son jeu, Goutte d'or va au-delà de cette opposition, pour atteindre son authentique projet.
Avec et face aux enfants sauvages venus d'ailleurs, peut-être des enfers. | Diaphana Distribution
Le film devient la manière de rendre compte d'un état du monde, d'offrir une cartographie sensible où coordonnées urbaines et sociales, fantasmes et terreurs, angoisses éternelles et conflits quotidiens construisent ensemble l'intelligence d'une réalité.
En cela, Clément Cogitore, artiste visuel déjà auréolé de prestige qui signe son troisième long-métrage, après l'admirable Ni le ciel ni la terre (qui se passait en Afghanistan) puis Braguino (tourné en Sibérie, et qui faisait partie d'un projet plus vaste mobilisant différents modes d'expression et de description), semble s'être éloigné de ses territoires, visuels comme narratifs.
Bien au contraire, avec ce film impérieusement situé (comme y insiste son titre) mais irrigué de courants et de manières de voir (où le mot «voyant» acquiert un sens renouvelé), il poursuit avec éclat la mise en œuvre d'une même ambition: ouvrir des accès inédits au monde réel dans toute son épaisseur à la fois concrète et mystérieuse.
Goutte d'or
de Clément Cogitore
avec Karim Leklou, Malik Zidi, Yilin Yang, Elsa Wolliaston
Durée: 1h38
Sortie le 1er mars 2023
La critique du Barrage est une nouvelle version de celle publiée sur Slate lors de la présentation du film au Festival de Cannes 2022.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.