«Monstre», «affreux tyran», «pervers»… Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'empereur romain Héliogabale (203-222) s'est taillé une réputation sordide dans les chroniques latines. En seulement trente mois d'un règne au parfum de scandale, il est entré au panthéon des empereurs sulfureux, dans la lignée des souverains dissolus qui auraient achevé la déchéance de Rome.
Le premier tort qu'il cause à la bonne société romaine est d'ordre religieux: syrien d'origine, Héliogabale importe une religion païenne centrée sur le culte du soleil. L'historien romain Dion Cassius dénonce ainsi «les sacrifices secrets qu'il lui offrait, immolant des enfants, recourant à des pratiques magiques», et détrônant surtout Jupiter, le roi des dieux.
Ce n'est pas le seul trait de sa personnalité à choquer ses contemporains. Au premier rang de ses faits d'armes, les festins orgiaques qu'il organise et où l'on se régale de crêtes de coq, de langues de paon ou de têtes de perroquets tropicaux. Des rencontres qui dégénèrent, paraît-il, en «parties fines» où la bisexualité fait loi. Doué d'un sens de l'humour douteux, Héliogabale servirait à ses convives de la nourriture en cire ou en pierre et ferait emprisonner ses camarades engourdis par la boisson dans les cages d'animaux sauvages. Les malheureux invités se réveillaient brusquement en compagnie d'un lion, d'un léopard ou d'un ours, et «la frayeur en fit mourir plusieurs», précise l'Histoire Auguste.
Au premier rang des faits d'armes d'Héliogabale, les festins orgiaques qu'il organise et où l'on se régale de crêtes de coq, de langues de paon ou de têtes de perroquets tropicaux. | Henri-Paul Motte (1846-1922) via Wikimedia Commons
L'empire des sens
C'est surtout autour du bas-ventre de l'empereur que les murmures vont s'attarder. Monstrueuse entorse aux mœurs romaines, Héliogabale prend pour amante une vestale, prêtresse sacrée ayant fait vœu de célibat –le simple fait de rompre cet engagement lui vaut d'être emmurée vivante. Voilà qui froisse la bonne conscience plébéienne, d'autant que l'empereur, qui n'est pas encore majeur, en est à son cinquième mariage en trois ans.
Ses rapports avec la gent féminine sont pour le moins stériles: aucun héritier n'est né de ses ébats. Héliogabale multiplie pourtant les occasions, même s'il préfère la couche des hommes. Les mauvaises langues murmurent qu'il fréquente assidûment les prostitués de Rome: «Il ordonnait de chercher avec soin dans le monde entier les hommes les plus dissolus, pour faire avec eux un cours théorique et pratique, de tous les raffinements possibles des plus monstrueuses voluptés», renseigne le chroniqueur du IIIe siècle Aurelius Victor. Une anecdote, sans doute factice, rapporte que l'empereur distribue ministères et offices aux individus les mieux «membrés» de son entourage.
Héliogabale s'entiche notamment du colosse Hiéroclès, un esclave à la musculature puissante, et arbore fièrement au visage les bleus dont le marque son amant. Assumant sa métamorphose, l'imperator s'épile, porte perruques poudrées et robes de soie fine et se barbouille le visage avec un maquillage de céruse. «Il se donnait et pour homme et pour femme; et il faisait l'un et l'autre avec la dernière impudence», déplore Dion Cassius. L'auteur de l'Histoire Romaine s'indigne de son renversement progressif d'identité. À un missionnaire étranger qui l'honore de la formule traditionnelle «Empereur, mon maître, salut!», Héliogabale répond, avec les yeux papillonnants d'une ingénue: «Ne m'appelle pas ton maître; je suis ta maîtresse.»
Les métamorphoses
Héliogabale serait-elle la première impératrice trans de l'histoire? Car on ne se contente pas de l'apostropher avec des qualificatifs féminins; Héliogabale aurait vraisemblablement souhaité jouer du scalpel afin de modifier les attributs reçus à sa naissance, contemplant un temps la castration, selon Dion Cassius. Surtout, à en croire l'historien byzantin du XIIe siècle Johannes Zonaras, l'empereur aurait exigé de ses médecins qu'ils incisent son bas-ventre, afin de lui permettre d'achever une double nature sexuelle. Une opération jamais réalisée, et pour cause: la moralité de l'époque assimile les intersexes, dits ambigus sexus, à des êtres contre-nature qu'il est préférable de brûler vifs…
Le sulfureux Héliogabale n'achèvera jamais sa métamorphose. Après seulement trente mois de règne, cerné de rumeurs scandaleuses et d'amants encombrants, il est assassiné en mars 222, l'année de ses 18 ans. Son corps transpercé, trop large pour les égouts de Rome, est précipité dans le Tibre. Vingt siècles plus tard, malgré un règne aussi bref que paresseux, son nom, devenu bannière des sexualités en lutte, est enfin ressorti des ténèbres de la mémoire.