L'annonce par Vladimir Poutine qu'il suspend la participation de son pays au traité New Start –le dernier accord sur le contrôle des armes nucléaires entre les États-Unis et la Russie– fait monter les tensions Est-Ouest d'un nouveau cran et pourrait ranimer une course aux armements nucléaires en sommeil depuis plusieurs décennies.
Mais l'emballement n'est pas une fatalité. Lors de son discours de deux heures sur l'état de la nation lundi 21 février, le président russe a déclaré qu'il «suspendait [...] la participation à New Start» mais «sans se retirer du traité». En d'autres termes, il s'est engagé (et ça vaut ce que ça vaut) à ce que la Russie ne dépasse pas les limites du traité en matière de taille de son arsenal nucléaire ou en matière de test d'armes nucléaires –en revanche, elle ne permettra plus aux responsables américains de conduire des inspections sur des sites nucléaires russes.
D'un certain point de vue, ça ne porte pas tant à conséquence que ça. Tout d'abord parce qu'à cause du Covid, puis de l'invasion de l'Ukraine par Poutine, cela fait deux ans qu'aucun des deux camps n'a inspecté les sites d'armes nucléaires de l'autre. Cependant, grâce aux satellites et aux interceptions du ROEM, les États-Unis et la Russie sont tous deux capables, et ce depuis plusieurs décennies, de contrôler leurs activités nucléaires mutuelles et de détecter toute violation significative d'un quelconque traité.
À un autre niveau, cependant, la clause concernant les inspections sur place était la caractéristique la plus notoire de ce traité –et elle avait son importance, car non seulement New Start prévoit que les États-Unis et la Russie plafonnent leur arsenal, mais même qu'ils le réduisent (l'acronyme développé signifie «Strategic Arms Reduction Treaty»). Les deux camps possédaient, et possèdent toujours, des missiles équipés de plus d'une ogive nucléaire chacun. Pour respecter les nouvelles limites, il leur fallait modifier certains de ces missiles afin d'en réduire le nombre d'ogives. L'imagerie satellite peut révéler le nombre de missiles dont dispose un autre pays –mais pas combien de têtes nucléaires sont stockées à l'intérieur des coiffes. L'imagerie peut également repérer des équipes en train de modifier le site d'un missile, mais pas la manière dont ils modifient le missile en question. D'où l'importance des inspections sur site.
Les courses aux armements sont mues par l'incertitude et par la peur
Est-ce que tout cela porte à conséquence? En matière de relations de confiance, et pour la mise en place d'un forum permettant aux experts des deux camps de débattre de leurs soupçons et d'éventuelles ambiguïtés, oui, énormément. Mais la violente invasion de l'Ukraine par Poutine et l'intensification de son hostilité à l'égard de l'Occident ont détruit toute base de confiance (en novembre, bien avant son discours du 21 février, il avait ordonné à ses représentants de ne pas participer à la dernière réunion de routine du forum bilatéral).
La fin des inspections a-t-elle un impact réel sur l'équilibre des pouvoirs? Si la Russie continuait de bourrer ses missiles avec toutes les ogives qu'ils peuvent contenir, cela aurait-il une importance? Pas vraiment. Chaque camp dispose déjà de plus de bombes et d'ogives qu'il ne lui en faut pour détruire toutes les cibles qu'il aurait besoin de pulvériser en cas de guerre nucléaire. En d'autres termes, chaque camp a plus que ce qu'il lui faut pour dissuader son adversaire d'initier une guerre atomique.
Quoi qu'il en soit, les courses aux armements sont en grande partie mues par l'incertitude et par la peur. Un des objectifs des traités sur le contrôle des armes, au fil des décennies, a toujours été de limiter cette incertitude et, partant, d'éliminer la pression qui pousse à la course à l'armement.
Privés des certitudes que fournissent les inspections sur site, les hauts responsables militaires, les analystes des renseignements conservateurs et les lobbyistes de l'armement peuvent développer des «scénarios du pire» –et conjecturer, par exemple, que la Russie charge ses missiles au maximum et qu'elle déploie même peut-être secrètement des missiles supplémentaires. Ils pourraient ensuite avancer que les États-Unis doivent répondre de la même manière, ne serait-ce que pour éviter la «perception» d'une possible infériorité. Ce serait stupide; même si les Russes agrandissaient vraiment leur arsenal nucléaire, cela ne signifierait pas que nous [les États-Unis, ndlr] aussi, nous devons gaspiller notre argent.
Retour aux années 1950
Pourtant, il y a fort à parier que c'est ce que nous ferions. Dans les années 1970, le Pentagone avait déclaré que pour des raisons politiques, les États-Unis devaient entretenir la «perception» d'une parité avec Moscou en matière d'arsenal nucléaire, même si l'égalité exacte n'avait objectivement pas d'importance. Et cette politique a persisté.
Le syndrome du scénario du pire commence déjà à gagner du terrain. En réaction à l'annulation par la Russie de la réunion bilatérale qui visait à discuter des futures inspections, le département d'État américain a déclaré dans un rapport publié le mois dernier que les États-Unis ne «pouvaient pas certifier que la Fédération de Russie était en conformité avec les termes du traité New Start». En réaction, Mike Rogers, député républicain et nouveau président de la Commission des forces armés de la Chambre des représentants, a annoncé que le haut commandement militaire des États-Unis «devait partir du principe que la Russie enfreint ou va enfreindre les plafonds du New Start».
Tout porte à croire que Rogers et certains de ces officiers de l'armée américaine ne tarderont pas à proposer que nous dépassions aussi les plafonds prévus par le traité New Start. Dans tous les cas, Poutine et ses généraux vont penser que nous allons le faire. Dans les années 1950 et 1960, avant l'ère des traités sur le contrôle des armes nucléaires, les deux camps se livraient aux analyses des scénarios du pire –et construisaient leurs arsenaux nucléaires en les prenant en compte. À moins que les deux dirigeants ne fassent preuve de retenue, nous pourrions revenir à cette sombre époque.
Poutine n'est pas prêt à aller jusqu'à violer le traité
Cette provocation de la part de Poutine est sidérante. Il ne peut ignorer que l'économie et le complexe industrialo-militaire de la Russie –à peine capables de soutenir une guerre conventionnelle à ses frontières– n'ont pas les moyens de s'engager dans une nouvelle course à l'armement nucléaire. Il ne peut ignorer non plus que les États-Unis imiteraient chacune des démarches qu'il initierait dans cette course.
Le Congrès a récemment voté une augmentation monumentale du budget de la Défense qui a bénéficié d'une énorme majorité bipartisane. Ce budget comprend des fonds prévus pour le développement de nouvelles armes pour les trois vecteurs de la «triade nucléaire» –des missiles balistiques intercontinentaux lancés depuis la terre, des missiles balistiques mer-sol et des bombardiers– et c'était avant la déclaration du département d'État sur le non-respect du traité New Start par la Russie.
«Il n'y a aucun rapport entre la question du traité New Start et, disons, le conflit ukrainien et d'autres actes hostiles de l'Occident envers notre pays.»
Même sur le papier, Poutine ne peut espérer faire la course en tête. Une analyse détaillée réalisée par la Federation of American Scientists conclut que si les deux camps enfreignaient les limites du traité New Start en chargeant au maximum leurs missiles et leurs bombardiers, les États-Unis pourraient faire passer leur arsenal de bombes et d'ogives nucléaires à longue portée de 1.670 à 3.570 unités, tandis que la Russie ne passerait que de 1.674 à 2.629. Mais bon, ce n'est pas la première fois que Poutine agit de façon sidérante cette année. Et il n'est pas exclu qu'il recommence, quand bien même cela aurait des conséquences autodestructrices.
Encore une fois, rien de tout cela n'est inéluctable. Les États-Unis et la Russie sont dans un état d'hostilité mutuelle implacable. Il est peu probable que ça change tant que Poutine restera au pouvoir et que les troupes russes resteront en Ukraine. Mais les deux pays ont pourtant quelques intérêts communs, notamment celui d'empêcher une nouvelle course aux armements nucléaires.
Lors de son discours globalement hostile, Poutine a insisté (il l'a même répété) sur le fait qu'il «ne se retirait pas du traité» et a ajouté: «Il n'y a aucun rapport entre la question du traité New Start et, disons, le conflit ukrainien et d'autres actes hostiles de l'Occident envers notre pays.» C'était une manière mensongère de présenter les choses (c'est totalement en rapport avec l'Ukraine, et les États-Unis se sont abstenus d'entreprendre de nombreux actes hostiles qu'ils auraient pu envisager envers la Russie), mais c'était également une indication qu'il n'est pas prêt à aller jusqu'à violer le traité.
Le 3 février 2021, juste deux semaines près l'investiture de Joe Biden, Poutine et lui ont renouvelé le traité New Start pour cinq ans sans tambours ni trompettes, sans polémique ni discussions autour d'autres sujets (le traité était sur le point d'arriver à expiration). L'accord restera effectif –à moins qu'une des deux parties ne le déclare nul et non avenu– jusqu'en février 2026. Entre-temps, on ne peut qu'espérer que, sur ce sujet, contrairement sans doute à tous les autres, les deux camps s'abstiendront de plonger tête la première dans les abysses de la paranoïa.