Monde

De la France à l'Ukraine: s'aimer en temps de guerre

Temps de lecture : 6 min

Maxime habite en Charente-Maritime, où Viktoria s'est réfugiée en mars 2022, avant de repartir à Lviv, en Ukraine. Un an après le début du conflit, malgré les coupures de courant et des vies aux antipodes, leur lien perdure par messages Telegram.

Aujourd'hui, tout est à reconstruire. Le pays de Viktoria, comme l'espoir de ses retrouvailles avec Maxime, qu'elle a rencontré il y a moins d'un an en Charente-Maritime. | Minhaz Box via Pexels
Aujourd'hui, tout est à reconstruire. Le pays de Viktoria, comme l'espoir de ses retrouvailles avec Maxime, qu'elle a rencontré il y a moins d'un an en Charente-Maritime. | Minhaz Box via Pexels

«J'ai pris la décision d'une opération militaire spéciale.» C'était il y a un an, jour pour jour. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine déclare la guerre à l'Ukraine dans un discours télévisé. De l'oblast de Kiev à celui de Donetsk, en passant par celui de Kherson, les premiers chars russes entrent dans le sud et l'est du pays.

Bientôt quinze jours que les bombardements défigurent le paysage ukrainien. Habitante de Lviv, grande ville de l'ouest alors encore épargnée par le conflit, Viktoria fait ses bagages sous le cri strident des sirènes d'alarme. Début mars 2022, elle embrasse sa grand-mère, dit au revoir à ses amis et caresse une dernière fois son chien. Comme des milliers de ses concitoyens, l'étudiante fuit la guerre pour se réfugier en France.

Après avoir traversé l'Europe en bus, fantasmé son lieu d'exil quarante-huit heures durant, Viktoria devine enfin les contours de la petite commune de Sainte-Soulle (Charente-Maritime), à une petite quinzaine de kilomètres de La Rochelle, au travers des vitres embuées. Le périple est terminé pour la cinquantaine de femmes et d'enfants à bord. Sur le parking, autant de Français venus les accueillir. Parmi eux, Maxime, un local de 26 ans. Pour la première fois, son regard croise timidement les yeux bleus de Viktoria.

«Je la vois et le temps s'arrête»

En Ukraine, les bombes pleuvent depuis maintenant trois mois. Viktoria ignore quand elle pourra retrouver sa vie, mais prépare déjà son retour. Du haut de ses 20 ans, anéantie mais combative, elle décroche un travail alimentaire dans une grande surface de l'agglomération rochelaise. Derrière sa caisse, la jeune femme scanne patiemment des produits dont elle ne sait pas déchiffrer l'étiquette. «Je me suis souvent sentie extrêmement seule», se souvient-elle.

Cet isolement forcé n'est que de courte durée. Un matin de mai, Viktoria arrive sur son lieu de travail quand elle croise Maxime pour la deuxième fois, au milieu des allées du supermarché. Chargé de la mise en rayon des aliments, il vient de terminer sa journée. Les deux étrangers se découvrent collègues. «C'était comme un coup du destin, raconte Maxime. Je la vois pour la deuxième fois, ici, et le temps s'arrête.»

Le Français et l'Ukrainienne ont un autre point commun: la pudeur. Ce jour-là, ni lui ni elle n'établit le contact. Streameur de profession, Maxime brise la glace le soir-même sur les réseaux sociaux. À l'aide de Google traduction, il ose un premier message Instagram en anglais: «J'aimerais que l'on se voit pour te connaître un peu plus, si tu veux bien.»

«On a créé notre propre langage»

C'est sur la plage de Châtelaillon, au sud de La Rochelle, que Maxime et Viktoria partagent leur première balade. «À partir de ce moment, je n'étais plus seule», explique l'Ukrainienne. Malgré la barrière de la langue, pas une minute de silence. «Je me découvre un anglais passable à ses côtés. Elle m'apprend des mots en ukrainien, moi en français. On a créé notre propre langage», poursuit Maxime. Qu'importe la grammaire ou la syntaxe: au fil de leur conversation, l'amour s'infiltre.

Jour après jour, les promenades à deux se succèdent sur les côtes de la Nouvelle-Aquitaine. Soir après soir, elles se rallongent un peu plus. Se sentant si bien ensemble, Maxime et Viktoria tentent d'étirer les heures. «On se sent tout de suite privilégiés, intimes. Comme si personne ne pouvait vivre ou comprendre cette connexion si particulière.»

Mais dans ce langage hybride, les interrogations de Viktoria laissent tout de même deviner le choc culturel dont elle souffre. «Pourquoi la mer est si sale? Pourquoi ces hôtels sont tous vides? Pourquoi, pourquoi, pourquoi?» Loin de son immense Lviv natale, l'Ukrainienne a bien du mal à se familiariser avec les petites stations balnéaires charentaises-maritimes.

Je t'aime... moi non plus

Juillet touche à sa fin. Les deux jeunes se retrouvent sur la plage des Minimes, à La Rochelle, pour une énième virée sur le sable. La plus silencieuse de toutes. «Sans s'être vraiment donné le mot, on sentait tous les deux qu'il était temps de parler de ce que nous ressentions l'un pour l'autre, se remémore Maxime. Mais parler d'amour impliquait aussi de parler d'avenir, et donc de la guerre.»

Lorsque le streameur ose enfin dévoiler ses sentiments à l'étudiante, Viktoria, une pointe de malice dans le sourire, fait d'abord mine de ne plus manier la langue de Shakespeare. Dans un français parfait, elle lui répond: «Je ne comprends pas.» Difficile, pour la jeune exilée, de se projeter avec le Français. Son cœur est en Ukraine.

«Je me souviendrai de ces moments partagés avec toi toute ma vie.»
Viktoria à Maxime, lors de son retour en Ukraine

Le soleil s'est couché sur La Rochelle. Dans l'obscurité de la soirée, l'Ukrainienne se livre enfin. Elle raconte son départ, sa famille, son pays. Son désir brûlant de retrouver Lviv. «J'ai peur, mais le manque de l'Ukraine est plus fort que tout.» Avant d'embrasser Maxime pour la première fois, Viktoria lui annonce avoir déjà planifié son retour. La guerre les a réunis. D'ici deux semaines, elle les séparera.

S'aimer devient une urgence. «À partir de ce moment précis, on sait quand on ne se verra plus, mais pas quand on se reverra», confie Maxime. De l'île de Ré à Poitiers en passant par La Jarrie (Charente-Maritime), les nouveaux amants dévorent la région, comme pour laisser, dans chaque ville, une trace de leur amour.

Dis, quand reviendras-tu?

«Le jour le plus dur de tous», comme l'appellent Maxime et Viktoria, est arrivé. Devant le bus qui la mènera à Lviv, l'Ukrainienne se blottit dans les bras du Français. Une dernière étreinte, déchirante. Un dernier baiser, plus long que tous les autres. Cinq mois après leur rencontre, Maxime, le visage inondé de larmes, pose une dernière fois les yeux sur Viktoria.

Au loin, la Charente-Maritime s'estompe. Les côtes si souvent fréquentées disparaissent. Un chapitre se referme. Un autre s'ouvre. Celui d'un amour désormais virtuel, au travers d'écrans interposés et de messages Telegram. À Maxime, Viktoria écrit: «Je me souviendrai de ces moments partagés avec toi toute ma vie.»

Bientôt deux mois que Viktoria a retrouvé sa ville de Lviv. Vidéo après vidéo, message après message, la jeune femme emmène Maxime avec elle, aux quatre coins de la ville encore largement épargnée par le conflit. Chez elle: «Là, je me fais un café.» Auprès de sa famille: «Lui, c'est mon chien!» Dehors: «Regarde, ça, c'est le parc à côté de chez moi!» Partout. «Pendant un temps, on a vraiment eu la sensation d'être ensemble malgré les centaines de kilomètres», raconte Maxime. Néanmoins, le manque physique se fait de plus en plus sentir. Ensemble, l'Ukrainienne et le Français planifient leurs premières retrouvailles. Jusqu'au 10 octobre dernier.

«Fais un vœu»

«Ils essaient de nous détruire tous, de nous effacer de la surface de la Terre.» Alors que Maxime s'apprête à monter à bord d'un convoi associatif en direction de l'Ukraine, le président ukrainien Volodymyr Zelensky annonce une vague de bombardements sans précédent sur son territoire. Bien loin de la ligne de front, les infrastructures énergétiques de plusieurs villes, dont Lviv, viennent d'être ciblées par des missiles russes. Le voyage est annulé. Le téléphone de Viktoria, coupé.

Viktoria et Maxime ignorent s'ils
se reverront, mais ils se sont promis
de toujours y croire. Pour l'heure, leurs échanges restent encore suspendus
au rythme des coupures d'électricité.

Cinq longs jours passent. Enfin, l'Ukrainienne, saine et sauve, parvient à écrire au Français. «Des missiles sont tombés sur ma ville. Nous avons perdu l'accès à l'eau et au courant. Je ne peux pas charger mon téléphone. Je reste assise dans un abri antibombes. Les sirènes hurlent. Je ne vais pas bien.» Impuissant, Maxime observe les colonnes de fumée noire envahir le ciel ukrainien depuis son ordinateur.

Tout est à reconstruire. Le pays de Viktoria, comme l'espoir de ses retrouvailles avec Maxime. Et l'histoire se répète. Quand la jeune femme programme un voyage à Paris en décembre, de nouveaux bombardements touchent l'ouest ukrainien. La frontière, déjà bondée, devient infranchissable.

Viktoria et Maxime ignorent s'ils se reverront, mais ils se sont promis de toujours y croire. Pour l'heure, leurs échanges restent encore suspendus au rythme des coupures d'électricité. Aussi espacés soient-ils, leurs messages n'en restent pas moins lourds d'amour et d'espoir. «Fais un rêve. Il deviendra sûrement réalité», écrivait récemment l'Ukrainienne au Français, qui projette de la retrouver en juin prochain.

Newsletters

Présidentielle américaine: Ron DeSantis face à la malédiction de Floride

Présidentielle américaine: Ron DeSantis face à la malédiction de Floride

Le Sunshine State n'a jamais réussi à envoyer de candidat démocrate ou républicain à l'élection présidentielle.

La Suède vient-elle de déclarer le sexe sport officiel?

La Suède vient-elle de déclarer le sexe sport officiel?

L'appellation «sport de chambre» prendrait-elle tout son sens?

Les notes des agences de notation sont-elles vraiment importantes?

Les notes des agences de notation sont-elles vraiment importantes?

Alors qu'on craignait une dévaluation de la note de la France, Standard & Poor's vient de maintenir un double A. Mais cela compte-t-il réellement pour l'économie et l'avenir du pays?

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio