Enseigné partout, le yoga répond de façon commode aux injonctions contemporaines de réalisation de soi: cultiver une pensée positive, libérer son «moi», mieux gérer ses émotions, son sommeil, être plus efficace, plus concentré, plus résilient… La professeure de yoga Zineb Fahsi débusque le non-dit politique véhiculé par ces discours. En valorisant le travail sur soi au détriment du changement social, il fait porter aux individus la responsabilité de composer avec les exigences du capitalisme, neutralisant toute remise en question du système lui-même. Il s'agit pour elle, dans son essai Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, paru ce 1er mars 2023 aux Éditions Textuel, de proposer un autre esprit du yoga, plus émancipateur.
Nous en publions ici l'introduction.
«Et sinon, t'as pensé au yoga?»
«Quand j'ai perdu mon père, je ne sais plus combien de fois on m'a conseillé de me mettre au yoga. C'est d'ailleurs une blague qu'on se fait, entre nous, les endeuillés. On se dit, “Sinon, t'as pensé au yoga?”» Ce que confie la journaliste Judith Duportail au micro de son podcast On ne peut plus rien dire, peut-être l'avez-vous aussi déjà vécu. Partageant une difficulté personnelle, la personne en face de vous suggère, avec le ton convenu et l'œil brillant des néo-converti·e·s: «Tu devrais essayer le yoga.»
Mieux gérer son stress, ses émotions, son sommeil, ses relations interpersonnelles et sexuelles, cultiver une pensée positive, développer son plein potentiel, libérer son «moi» authentique, être plus efficaces, plus souples physiquement et mentalement, plus concentré·e·s, plus résilient·e·s, plus heureux·ses... Le yoga semble être la méthode miraculeuse à même de combler nos aspirations et de résoudre nos problèmes contemporains.
Comme le résume Marie Kock, «à tous les lessivés du monde moderne, le yoga apparaît comme une planche de salut aussi accessible que transformatrice». Cette promesse de transformation explique sans doute son essor spectaculaire ces dernières années, avec 7,9 millions de Français, soit 15% de la population, qui déclarent pratiquer régulièrement le yoga en 2021.
Dès 2013, j'ai été interpellée par les idées et représentations véhiculées dans ce milieu, au nom d'une philosophie ancienne.
Né en Inde il y a plusieurs milliers d'années dans des milieux d'ascètes, le yoga semble répondre de façon étonnamment commode aux ambitions contemporaines d'épanouissement et de réalisation de soi. Pourtant, si on se penche sur les textes anciens auxquels le yoga contemporain communément pratiqué dans les grandes villes fait référence –comme le Yoga Sūtra, la Bhagavad-Gītā ou la Haṭhapradīpikā, qui sont les trois textes les plus communément étudiés ou évoqués au sein du yoga postural moderne–, on n'y trouve nulle promesse de bien-être, de bonheur ou d'épanouissement; pas d'invitation à «lâcher-prise», à «vivre l'instant présent», à «se relaxer» ou à «devenir soi-même»; et encore moins de recettes miracles permettant d'accéder aux différents états mentionnés ci-dessus.
Les textes les plus connus des yogin contemporains se caractérisent au contraire par une forte tendance à l'ascétisme, une vision négative de la condition humaine ordinaire, jugée par essence misérable et souffrante, des appels à se détourner de la quête de succès et de bonheur dans ce monde et, pour certains d'entre eux, par des spéculations métaphysiques ou ésotériques complexes sur la nature du monde et de l'individu. Partant d'une discipline dont l'objectif premier est de ne surtout pas renaître, l'ère moderne a ainsi vu éclore une discipline hybride et populaire qui permettrait d'accéder à une meilleure existence ici-bas, en devenant une «meilleure version de soi-même».
Le yoga est aujourd'hui largement enseigné comme une méthode de développement personnel aux sonorités contemporaines, mais avec le patin d'authenticité et de prestige d'une tradition lointaine et millénaire inchangée. Il diffuse la promesse d'accéder enfin à un «soi idéal», pacifié, toujours «zen», positif et résilient, garant d'une vie heureuse et épanouie, moyennant un travail permanent sur soi.
J'ai débuté une pratique régulière du yoga en 2013 à Paris, après avoir découvert la discipline dans la ville d'Ubud à Bali, temple contemporain du tourisme spirituel. J'ai commencé à l'enseigner en 2017, à la fois intimement convaincue de ses multiples bienfaits et en même temps mal à l'aise vis-à-vis de certains discours quasi messianiques qui se déployaient autour d'elle.
Dès 2013, j'ai été interpellée par les idées et représentations véhiculées dans ce milieu, au nom d'une philosophie ancienne: responsabilité extrême conférée à l'individu sur son bonheur, son destin, et sa santé; apologie de la résilience, de l'adaptabilité et de l'acceptation; exigence d'un travail permanent de perfectionnement personnel pour accéder à l'épanouissement.
Ces impératifs de bien-être, de bonheur et de perfectionnement de soi érigés en nouvelle morale m'ont semblé étonnamment en phase avec certaines idées au cœur de l'idéologie néolibérale, qui laissent penser que le bien-être, le bonheur ou la réussite sont une affaire de stratégies individuelles et non des questions politiques; qui encouragent l'individu à se concevoir comme une petite entreprise à gérer selon une logique de compétitivité et de performance; qui considèrent que rien ne sert de vouloir changer la société, c'est soi qu'il faut changer avant tout.
J'étais à ce titre également troublée par la prévalence de discours en apparence contestataires, dénonçant matérialisme, surconsommation, destruction environnementale et sociale, mais qui semblaient rarement se formuler ou se concrétiser en des termes politiques.
Il ne s'agit pas dans cet ouvrage de nier les bienfaits du yoga ou de jeter l'opprobre sur celles et ceux qui l'enseignent.
Intriguée par la résonance entre ces discours, j'ai cherché à retracer l'histoire de la formulation de ce «nouvel esprit du yoga». Ainsi, j'ai vocation dans cet ouvrage à montrer comment, au gré de réinterprétations multiples, le yoga en est venu à être considéré comme une technique de développement personnel, visant au perfectionnement de soi comme le moyen d'accéder à une meilleure existence dans ce monde. Je souhaite également souligner l'aspect éminemment politique de certains discours portés par le yoga contemporain.
En valorisant le travail sur soi au détriment du changement social, la discipline se fait aujourd'hui l'ambassadrice volontaire ou involontaire d'une certaine vision du monde, qui fait notamment porter aux individus la responsabilité de composer avec les exigences extrêmes du capitalisme contemporain par le recours à des «techniques de soi», neutralisant par là même toute réflexion systémique et toute tentative de remise en question du système économique lui-même.
Il ne s'agit pas dans cet ouvrage de nier les bienfaits du yoga ou de jeter l'opprobre sur celles et ceux qui l'enseignent, mais de comprendre comment celui-ci peut être aujourd'hui instrumentalisé au service du capitalisme néolibéral et quelles évolutions historiques et culturelles ont permis une telle instrumentalisation.
Le yoga contemporain auquel nous allons nous intéresser ne représente pas toutes les formes de yoga enseignées et pratiquées aujourd'hui. Dans son histoire ancienne comme récente, le terme «yoga» recouvre une réalité multiple et protéiforme. La chercheuse Elizabeth de Michelis a proposé dans son ouvrage fondateur A History of Modern Yoga une typologie des différents yogas modernes, dans lequel elle distingue le yoga postural moderne (différent par exemple, de yogas axés sur les pratiques dévotionnelles, du haṭha yoga encore pratiqué par certaines sectes d'ascètes en Inde, etc.).
Bien que ces catégories ne soient pas figées et strictement séparées les unes des autres, elles permettent de cerner les contours du yoga dont nous allons parler: un yoga reformulé à l'époque moderne et donc au prisme de ses valeurs, qui met l'accent principalement sur la pratique de postures physiques. Le chercheur Mark Singleton précise cette catégorie en parlant de «yoga transnational anglophone», mettant ainsi l'accent sur les transformations de la discipline liées à sa circulation en dehors du sous-continent indien, et aux influences anglo-saxonnes qui marqueront particulièrement ses reformulations.
L'histoire que nous allons raconter se déroule en effet en importante partie aux États-Unis, «foyer de la mondialisation du yoga», et plus précisément en Californie. Si le yoga a connu une mondialisation par de multiples faisceaux, une large majorité des styles de yoga communément pratiqués aujourd'hui dans les grands centres urbains ont été façonnés dans la deuxième moitié du XXe siècle aux États-Unis –Vinyasa yoga, Power Yoga, Vinyasa Flow, Yoga Bikram, Jivamukti®, Yin Yoga, autant de méthodes nées aux États-Unis, majoritairement de professeur·e·s occidentales et occidentaux.
Les influences de la culture états-unienne, entre mythe du self-made man, Nouvelle Pensée –courant de pensée para-protestant qui a inspiré de nombreux motifs du développement personnel: pouvoirs illimités du mental, pouvoir de la pensée positive, réalité phénoménale comme pur résultat des croyances et des représentations mentales de l'individu–, tradition littéraire du self-help –le développement personnel–, contre-culture hippie, mouvances new age, culte du fitness et méthodes de management de la Silicon Valley, seront déterminantes dans la formulation de ce nouvel esprit du yoga.
La critique que je propose de ce nouvel esprit du yoga assume de se fonder sur des idées et des valeurs contemporaines.
Enfin, l'approche adoptée pour rendre compte de ces transformations du yoga dans le sens d'un développement personnel est nécessairement chronologique. Cette démarche pourrait laisser penser qu'il s'agit de dénoncer un yoga contemporain nécessairement «dévoyé» à la lumière d'un yoga originel qui serait, lui, «authentique et pur».
Si cet ouvrage s'attelle à mettre en lumière les nouvelles compréhensions du yoga en fonction des contextes culturels dans lesquels il circule au cours de l'ère moderne, et à mettre en avant les nécessaires reformulations de certaines notions présentes dans des textes prémodernes du yoga qui ont dû être opérées pour que le yoga devienne une pratique de développement personnel, il ne s'agit pas ici de défendre le retour à un yoga authentique non corrompu par la modernité et le capitalisme.
D'une part parce qu'historiquement, il n'existe pas une tradition de yoga authentique, rendant aporétique et anachronique la tâche cherchant à prouver que «le yoga traditionnel» serait «essentiellement néolibéral» ou «essentiellement subversif», comme nous allons le voir. Et d'autre part, parce que la critique que je propose de ce nouvel esprit du yoga assume de se fonder sur des idées et des valeurs contemporaines, avec l'espoir de voir continuer à se diffuser un autre esprit du yoga, en marge des injonctions individualistes et dépolitisantes de perfectionnement de soi, de productivité et de performance.
Un yoga qui ne servirait pas à endurer et à se conformer avec le sourire aux exigences de la société capitaliste néolibérale, qui ne servirait pas à masquer ses conséquences désastreuses sur le plan social et environnemental, mais qui aiderait à bâtir de nouveaux imaginaires et de nouveaux rapports à soi et au monde, plus émancipateurs et plus justes.