Attention, glissements de dénominations sur le terrain de la mode. Après l'ère des couturiers était venue celle des créateurs, puis celle des directeurs artistiques. Et aujourd'hui? Le métier est en pleine mutation, la nomination de Pharrell Williams chez Louis Vuitton (homme) en est un flagrant symptôme. La mode est moins affaire de création que de communication dans le tohu-bohu d'un monde aux mains de nouveaux médias. Le vêtement s'effiloche, s'efface et laisse place à la conception de «produits».
Du couturier au créateur
Pendant des décennies, la mode a été un long fleuve tranquille avec des ouvertures (et des fermetures) de maisons. Une continuation dans le respect du passé et de l'identité. Pas de nom de couturier visible et (re)connu, avant que Worth ne crée sa maison. À sa suite, les couturiers ont commencé à s'imposer sous leur patronyme.
Dans les années 1970 apparurent les créateurs, plus proches du grand public et déjà largement médiatisés (Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, entre autres). Mais la norme était encore souvent au talent et à la formation, dans un atelier comme dans une école de mode. Certains dessinaient, d'autres pas, mais tous avaient un sens du vêtement, voire une maîtrise technique de la coupe.
Et puis, tout a commencé à être relayé, amplifié par les nouveaux médias; la machine s'est emballée et le métier s'est retrouvé sous le feu des projecteurs avec des success stories –à l'instar de celle de Karl Lagerfeld chez Chanel– qui ont fait rêver les talents en herbe. S'est alors dessinée l'envie de participer à cette histoire et l'ambition d'en devenir acteur.
Les années 1990 ont été les plus flamboyantes, avec l'émergence de «dictateurs» artistiques au pouvoir de Midas, qui transformaient toute création en or. Tom Ford réveilla furieusement Gucci, une marque alors assoupie, faisant naître un univers qualifié de «porno chic», veillant à la création et à la construction de l'image, avec un zeste de provocation réfléchie et assumée.
Finie l'image du couturier avec ses épingles, en train d'ajuster un pan de tissu sur un mannequin Stockman. Place à la conception de produits qui prennent un peu, voire beaucoup, le pas sur le vêtement. Ce fut le cas pour les parfums qui cannibalisèrent parfois complètement la mode –ainsi chez Lolita Lempicka ou Thierry Mugler–, au point de la faire disparaître.
En 1995, John Galliano, qui jouissait d'un succès d'estime –mais pas financier– pour sa marque, a été nommé chez Givenchy avant de rejoindre Dior en 1996. La pépite ronronnait sagement avec Gianfranco Ferré. Avec Galliano, ce fut sans doute le plus bel exemple d'une mode créative alliée à une réussite commerciale. Mais la vie sous pression d'un créateur peut le conduire à vivre un peu hors sol. Un des proches de John Galliano disait: «C'est comme un enfant qui a grandi sans jouets et à qui on a offert Le Nain bleu.» La chute médiatisée a été rude; mais, après un long purgatoire, le phénix a retrouvé ses marques et développe aujourd'hui son talent chez Maison Margiela.
christian dior spring 2007 haute couture ‘madame butterfly’ collection by john galliano pic.twitter.com/TulEN4SDQn
— ❦ (@thesoftestaura) January 11, 2023
Chassé-croisé
Après le départ de Tom Ford de Gucci et d'Yves Saint Laurent, la mode est plus que jamais devenue un grand échiquier où l'on essaie les pions en espérant qu'ils deviendront des dames. Parfois, les chaises musicales ne durent qu'une ou deux saisons. Si l'ère des omnipotents directeurs artistiques semblait calmée, il y avait encore de la place pour de nouveaux talents et l'émergence de prises de pouvoir.
Coqueluche incontestée, Hedi Slimane et sa silhouette slim est le roi du roque. Après un premier grand succès chez l'homme Yves Saint Laurent, un passage chez Dior Homme puis un retour pour Yves Saint Laurent (femme), il est retourné chez LVMH, qui lui a confié Céline (devenue Celine sans accent). Il y reprend ses codes personnels et sa vision de l'image (photographique notamment), avec une conception loin du style minimaliste de Phoebe Philo. Cette dernière fait partie des talents incontestés et est considérée comme bankable, après ses succès chez Chloé (entrée en 1997 avec Stella McCartney, elle en devient la directrice artistique en 2001), puis Céline de 2008 à 2017. Elle doit prochainement lancer sa marque.
céline by phoebe philo is one for the history book they’re just too iconic pic.twitter.com/lBVGr1Dkxi
— s (@givenchives) February 9, 2023
S'ils sont interchangeables et peuvent passer d'une maison à une autre, c'est surtout le style de ces créateurs qui est reconnu et qui éclipse en partie la notoriété antérieure du nom. Ce sont leurs envies qui vont prendre le pas sur l'histoire et les repères d'une marque. Leur pouvoir s'est aussi étendu: ils interviennent sur tous les secteurs avec une mainmise sur la gestion (voire la création) de l'image ou encore sur les «dérivés». Ainsi, les noms des parfumeurs ne sont jamais mentionnés quand il s'agit de maisons sous la direction de Tom Ford ou Hedi Slimane. La seule signature est celle du directeur artistique.
Croissance médiatique
Avec ces créateurs ultra médiatisés, le buzz devient aussi un outil de communication prépondérant. D'abord pour sa marque Vêtements, Demna Gvasalia a joué habilement sur l'air du temps. Diplômé de l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers, il travaille chez Margiela qui l'inspire pour le style et les formes, mais il s'approche davantage de la rue (et donc du sportswear) et amplifie l'idée d'unisexe. Il crée sa marque Vêtements en 2014, n'hésitant pas à provoquer en choisissant des lieux atypiques, comme le McDonald's des Champs-Élysées.
Son premier défilé a lieu au Dépôt, un bar gay sulfureux. Il expose un casting sauvage et une peopolisation orchestrée: Kanye West ou Jared Leto sont assis au premier rang. Avec un Instagram de plusieurs millions de followers, la marque avait parfaitement compris comment utiliser la puissance des réseaux sociaux pour être propulsée sur le devant de la scène.
Ce succès fulgurant a incité Balenciaga à l'engager dès 2015. Nicolas Ghesquière parti chez Vuitton, la marque n'avait pas rencontré le succès avec Alexander Wang. Mais Demna Gvasalia aux commandes, les codes maison sont chahutés et certains produits deviennent des succès commerciaux: ainsi de la copie du sac Ikea en cuir bleu (1.695 euros l'un, contre 80 centimes l'autre) ou des baskets à plusieurs centaines d'euros.
To the left: Balenciaga bag. To the right: IKEA bag. pic.twitter.com/BfymtrihZD
— @PellervoHannula (@PellervoHannula) February 13, 2022
Le succès est sans faille. Balenciaga signe aussi, sous la direction de Demna Gvasalia, un retour à la haute couture, avec un défilé «dans le respect des salons d'autrefois». «Même si la couture semble désuète, elle représente l'essence même de la mode», insiste le directeur artistique de la maison dans un entretien donné à Vogue en juillet 2021.
Jusqu'à la chute médiatique, à la suite d'une communication malheureuse et ambiguë, incluant des références à connotation sexuelle (un ours en peluche bondage ou sado-maso) et la présence d'enfants. Une campagne désastreuse pour l'image de la marque qui a suscité un appel à boycotter les produits.
Balenciaga est accusé de promouvoir l’hypersexualisation d'enfants.
— Views (@viewsfrance) November 23, 2022
La marque est critiquée pour l’imagerie pédophile de sa dernière campagne : on y retrouve une petite fille, ours en peluche à la main, qui est vêtu d’un harnais, accessoire à forte connotation BDSM. pic.twitter.com/iY4fKdcx9V
Les pluridisciplinaires
Déjà il y a vingt ans, le consultant mode Jean-Jacques Picart disait que pratiquement n'importe qui pouvait devenir le directeur artistique d'une maison s'il avait des idées, une connaissance de l'air du temps et une maîtrise des réseaux sociaux. Cela s'est vu à plusieurs reprises.
Mais l'exemple le plus désastreux d'une personnalité sans aucune compétence demeure la nomination de Lindsay Lohan chez Ungaro: un fiasco total. Pour Jean-Jacques Picart, «les responsabilités ont changé de mains, mais elles sont identiques, avec le même challenge: l'objectif est de rendre la marque désirable et de faire monter le chiffre d'affaires. Mais le métier n'est plus le même. Aujourd'hui, c'est comme un réalisateur de films, un homme de show-business.»
Parmi les personnalités, ce sont les musiciens qui sont sans doute les plus proches de la mode. Dans leurs clips et lors de leurs concerts, les tenues qu'ils portent jouent un rôle et constituent un angle de désirabilité pour les fans (c'était déjà le cas avec David Bowie ou les Rolling Stones).
Kanye West s'est vite mis à la mode, jonglant avec échecs et succès dont Yeezy, désormais une épine dans la chaussure Adidas qui a choisi, après les propos controversés du rappeur, de cesser la commercialisation de ses produits. Rihanna s'est aussi mise à la mode avec LVMH; elle continue son histoire en beauté et lingerie, avec Savage x Fenty, mais le vêtement n'est plus au programme. Icône de mode par ses choix vestimentaires, Lady Gaga a aussi collaboré avec Donatella Versace pour la marque italienne, avec la réédition d'une veste collector, un t-shirt et un béret.
Proche d'Alessandro Michele, Harry Styles a participé à l'image et aux campagnes de pub de Gucci. Il a aussi conçu pour la maison une collection capsule très colorée: HA HA HA. Quand Harry meets Gucci, il se découvre une «coquetterie décomplexée». Le rappeur Travis Scott a collaboré avec Nike et Dior, avec des modèles très streetwear. Bête de mode également, Stromae a opté pour une marque qu'il dirige en famille: Mosaert. Une collection inclusive et responsable.
Chez Louis Vuitton, quand la nomination s'est d'abord portée sur Virgil Abloh, le parcours du créateur, un peu touche-à-tout et en lien avec la musique, était atypique. Créateur d'un concept-store, il collabora pour le style et la direction artistique avec Kanye West. Il lança une première marque, Pyrex Vision, en 2012 et surtout Off-White en 2013. Engagé par Louis Vuitton pour l'Homme en 2018, il a apporté à la maison un renouveau et la désirabilité des jeunes jusqu'à sa disparition en 2021.
Primera colección Hombres -en pasarela, de Virgil Abloh, factótum de Kanye West, para su marca Off-White. #PFW pic.twitter.com/TLyDckWGAs
— M. (@doloresfancy) January 25, 2016
Aujourd'hui, au tour de Pharrell Williams, une personnalité très médiatisée, sans formation mode mais ayant un intérêt manifeste pour le secteur. Producteur et musicien («Happy»), il n'en est pas à son coup d'essai. À plusieurs reprises, il a déjà mis son grain de sel dans la mode, d'abord avec le Japonais Nigo (le DJ et styliste Tomoaki Nagao, concepteur de la marque A Bathing Ape et aujourd'hui directeur artistique de Kenzo), pour une collection de lunettes Billionaire Boys club et de chaussures Ice cream.
Déjà avec Louis Vuitton, en 2008, il a imaginé Blason, une collection de joaillerie; sans oublier Chanel, Moynat, Moncler… La liste est longue. Sa vision de la maison, sans doute en résonance avec son propre style, sera à découvrir en juin 2023.
Pour Vincent Grégoire, directeur Consumer trends & insights chez l'agence de conseil NellyRodi, ce nouveau métier s'est redéfini: «Aujourd'hui, on est passé aux visionnaires. On demande à quelqu'un d'avoir une vision de marque sur tout: sur les produits, le ton employé, la sélection des muses, l'animation des réseaux sociaux… Un visionnaire à 360 degrés. On ne demande pas de savoir monter un vêtement, mais d'avoir un point de vue sur le monde et d'être un communicant.»
Un terrain de jeu mouvant
Dans l'univers de la mode aujourd'hui, d'un côté est donné un immense pouvoir à ces personnalités très médiatisées; de l'autre, elles ne sont que des pions –cf. le départ forcé d'Alessandro Michele de Gucci pour renouveler le style, en réponse à une pression d'analystes financiers à la suite de l'essoufflement (très relatif) des ventes. Sans oublier le paramètre risque du fashion faux pas, qui serait amplifié par la notoriété.
La création est de moins en moins aux mains de «créateurs». Pour Vincent Grégoire, «aujourd'hui, le produit, c'est majoritairement du logo. Il y a une baisse de régime de la créativité». De quoi se poser des questions pour les jeunes en train d'apprendre le métier, même dans les meilleures écoles. Car sur un CV, un Instagram avec des centaines de milliers de followers a peut-être désormais plus de valeur qu'un bon diplôme.
Mais il faudra tout de même des personnes compétentes, des modélistes notamment, pour mettre en forme les idées et concepts, dans l'ombre d'un studio. «À chaque fois on oublie, on sous-estime les qualités et performances de l'équipe. Pour traduire une vision techniquement, il faut des spécialistes qui vont la concrétiser. Et il y aussi le rôle du directeur de collection qui transforme le “costume” du défilé en produits à vendre», rappelle Jean-Jacques Picart.
Si la mode est très présente aujourd'hui dans les expositions des musées, si elle a une valeur reconnue de création, cette dernière est occultée par la conception des produits. Une paire de baskets siglée ou un sac porté par une Instagrammeuse éclipsent le vêtement construit. «L'important n'est plus le vêtement, il est devenu un accessoire, un prétexte pour raconter une histoire, estime Vincent Grégoire. On est passé de directeur artistique à narrateur, conteur, visionnaire. Mais il faut des personnalités charismatiques pour avoir un regard sur la société. On finit par faire de la mode une performance, une expérience amplifiée aussi avec des collaborations avec des artistes comme Eva Jospin ou Xavier Veilhan.»
En donnant plus d'importance à l'emballage qu'au contenu, la mode, qui avait mis du temps à accéder à la muséalité, va sans doute perdre un peu de son lustre, prise au piège d'une réalité commerciale mais tout à fait en phase avec l'époque actuelle.