Des entités de quelques centimètres effraient les boucles Telegram conspirationnistes et leurs influenceurs ces dernières semaines. Aussi étranges et dégoûtantes soient-elles, pas sûr qu'elles méritent tant de haine. Toujours est-il que de nombreux complotistes sont persuadés que les insectes seraient le dernier étendard de la guerre de nos élites contre le peuple. En bref: nos dirigeants –bien souvent réduits au Forum économique mondial de Davos et à son président Klaus Schwab– voudraient nous faire manger ces petites bêtes, au risque de nous empoisonner.
De retour depuis peu sur Twitter, Silvano Trotta multiplie les tweets à ce sujet. Profitant des largesses de la modération version Elon Musk, l'égérie de la soi-disant «réinformation» a récemment partagé une vidéo d'un boulanger utilisant une farine à base de ces petites bestioles. «Ils pleurent car ils n'arrivent pas à payer leur facture d'énergie et là ils continuent leur connerie [sic] et nous servent de la farine d'insectes?», s'est-il indigné sur Twitter. Sans préciser que les petites bêtes ne représentent que 5% de la pâte, ni que, si les boulangers n'arrivent pas à payer leurs factures d'électricité en 2023, le reportage de France 3 Grand Est date, lui, de... mai 2018.
Nancy : ils inventent la baguette aux insectes 🥖🕷 Ça tente qui par ici ?https://t.co/FXJYEx3zm5 pic.twitter.com/sci27fceIG
— franceinfo plus (@franceinfoplus) May 29, 2018
Les thèses de Silvano Trotta et des siens s'appuient sur une décision de la Commission européenne pour alimenter leurs théories. Depuis janvier, la poudre dégraissée de grillons domestiques est autorisée sur le marché européen. Mais contrairement à ce qui est affirmé, les produits à base d'insectes doivent le mentionner, et l'industrie alimentaire le fait depuis longtemps. Le «shellac», additif issu d'insectes, se retrouve ainsi dans la «glace façon glacier, fraise & morceaux de meringue Carte d'Or (Unilever) ou encore sur les pommes bien rouges et luisantes Fuji», d'après un rapport de l'ONG Food Watch datant de 2018.
Théorie: modifier le génome humain
L'obsession «insectes» vient s'inscrire dans une mythologie bien connue des chercheurs spécialistes des sphères conspirationnistes. «Elle accréditerait l'idée selon laquelle les élites veulent nous rendre serviles, rééduquer les masses, précise Julien Giry, docteur en science politique à l'université de Tours. Une minorité de gens œuvreraient pour changer nos traditions, cela passe aussi logiquement par le remplacement alimentaire.» Dans les années 1950 et 1960, la fluoration de l'eau est ainsi perçue comme un complot communiste pour empoisonner la population aux États-Unis. La caricature de cette peur inspirera un monument de l'histoire du cinéma, l'excellent Docteur Folamour de Stanley Kubrick.
Déjà très mobilisés contre les mesures prises pendant la crise sanitaire, des Allemands sont sur le pont pour lutter contre cette «invasion». Plusieurs chaînes Telegram dans la langue de Goethe, à l'audience encore restreinte, en ont même fait leur cheval de bataille. Dans ces espaces de discussion, les internautes alertent leurs prochains sur les aliments qui contiendraient des insectes.
L'obsession dépasse ces plateformes cloisonnées et se retrouve sur TikTok, où pullulent des vidéos de consommateurs surpris de découvrir que le fameux «shellac», mis en évidence dans le rapport de Food Watch il y a cinq ans, se retrouve dans les Schoko-Bons.
@sissi.lesbonsplans des insectes 🪳🦗🐛 ça fait longtemps que t en manges!😱😡#fypシ #pourtoi #fy #insects #insecte #shellac #viral #chocolat #chocolate #mauvaisesurprise #manger #nourriture #aliment #astuce #bonplan #vegan #scandal @Sissi.Les.Bons.Plans ♬ Love You So - The King Khan & BBQ Show
Dans des vidéos disponibles sur le même réseau social et ailleurs, une femme présentée comme une docteure allemande nommée Dorothea Thul en rajoute une couche en assurant que la nouvelle législation européenne serait dramatique. Pour elle, aucun doute: l'ADN des insectes génétiquement modifiés changerait le génome humain, un plan fomenté par un petit groupe de personnes présentées comme «satanistes».
Des insectes et une grosse pincée d'extrême droite
À défaut de se retrouver dans leurs assiettes, les insectes trouvent une place dans les vidéos de Valek ou de Bruno Le Salé. Youtubeurs régulièrement classés à l'extrême droite, les deux hommes ont fait de ces bestioles leur dernière croisade. Bruno Le Salé leur a même consacré une vidéo, mise en ligne en août 2022 sous le titre «Comment ils vont nous forcer à manger des insectes». Qui est ce «ils»? Les vidéastes ne font pas de mystère et désignent comme responsables Davos et son président Klaus Schwab, l'homme qu'ils accusent d'être derrière «le Grand Reset».
Cette inquiétude autour des insectes est partagée, toujours à l'extrême droite, par Égalité et Réconciliation. Le site d'Alain Soral reprend ce narratif dans un article titré «Vous n'aimez pas les insectes? Vous en mangerez quand même», publié le 24 janvier. Il est loin d'être le seul média de «réinformation» à le faire.
Spécialiste des discours complotistes, Julien Giry n'est pas surpris par cette politisation. «Cela reprend l'idée d'une menace sur la virilité, tout en permettant de se moquer des écologistes, décrypte-t-il. Les insectes nourrissent ce récit. Ils alimentent aussi celui autour de “l'homme soja”, insulte proférée envers les personnalités de gauche pour les délégitimer et autre concept véhiculé par l'extrême droite.»
L'insecte, fournisseur officiel de complots en tout genre
Cette obsession n'est pas une nouveauté dans les sphères conspirationnistes. En 2016, des moustiques génétiquement modifiés étaient accusés d'être responsables du virus Zika. Et dans la lignée du professeur Christian Perronne, des personnes affirment que la maladie de Lyme se répand grâce à des tiques modifiées par un chercheur nazi réfugié aux États-Unis.
«La question est ancienne et revient régulièrement, abonde Julien Giry. L'insecte répond à une imagerie parasitaire et, parfois, antisémite.» Il permet aussi d'alimenter la nouvelle «psychose du moment», les narratifs autour de la pandémie du Covid-19 et de la guerre en Ukraine étant un peu éculés.
Les insectes pourraient se retrouver de plus en plus dans nos assiettes, mais il n'y a pas de quoi crier au complot. Les vertus en protéines de ces petites bestioles font qu'elles sont perçues par certains spécialistes de l'alimentation comme une façon réaliste de nourrir l'humanité à l'avenir.
Une fois n'est pas coutume, cette théorie conspirationniste pointe du doigt une thématique intéressante, mais détourne d'un problème, qui est, lui, avéré. Concernant les insectes, le souci réside avant tout dans l'écroulement dramatique de leur population en Europe qui, selon une étude internationale publiée en 2017 dans la revue scientifique PLOS One, aurait chuté de plus de 75% en moins de trois décennies.