Le vendredi 20 janvier, plusieurs milliers de militants anti-avortement états-uniens se sont retrouvés à Washington pour la «Marche pour la vie», une manifestation annuelle créée en 1974 pour protester contre le droit constitutionnel à l'avortement. Cette année, ce droit n'existe plus, l'arrêt Roe v. Wade de 1973 ayant été révoqué en juin dernier par la Cour suprême. Mais bien que l'avortement soit désormais illégal dans treize États, les militants répètent que le combat n'est pas fini, l'objectif étant de rendre l'avortement «impensable».
Parmi les intervenants qui se sont succédé sur scène ce jour-là, l'acteur Jonathan Roumie, qui joue le rôle de Jésus dans la série télévisée chrétienne The Chosen, retraçant la vie du Christ. Mais aussi Gianna Emanuela Molla, la fille d'une pédiatre italienne qui a préféré mourir plutôt que d'avorter. Devant la foule, elle a remercié sa «sainte mère, sainte Gianna», pour «le don de la vie, qui est le plus grand et le plus précieux des dons».
Canonisée en 2004, Gianna Beretta Molla est devenue une sainte car lorsqu'un fibrome est apparu sur son utérus pendant sa quatrième grossesse, elle a refusé l'interruption volontaire de grossesse (IVG) thérapeutique proposée par ses médecins. Le 28 avril 1962, à l'âge de 39 ans, elle est décédée à la suite d'une infection, sept jours après la naissance de Gianna Emanuela. Cette dernière est désormais une militante anti-avortement particulièrement appréciée aux États-Unis.
Une sainte glorifiée par la hiérarchie catholique
Dans l'idéologie du mouvement anti-avortement américain, qui se décrit comme «pro-life», l'IVG est considérée comme un meurtre et ce genre de sacrifice maternel est glorifié. De nombreuses églises, programmes anti-avortement et cliniques anti-contraception portent désormais le nom de sainte Gianna. En partenariat avec des membres de la hiérarchie catholique aux États-Unis, Gianna Emanuela est en train de créer un lieu de pèlerinage «pro-vie» à Springfield, dans l'Illinois. Le cardinal ultraconservateur Raymond Burke, partenaire du projet, explique que ce centre sera un «antidote» à la culture qui considère «un bébé presque comme une tumeur qu'il faudrait supprimer, ignorant complètement qu'il s'agit d'une vie humaine faite à l'image de Dieu, depuis le tout début».
«L'influence catholique sur le mouvement anti-avortement américain est profonde, détaille Jamie L. Manson, présidente de Catholics for Choice, une organisation catholique en faveur du droit à l'avortement. La notion que la vie commence dès la conception, la notion de personnalité juridique du fœtus sont des idées théologiques qui n'ont aucun fondement scientifique, mais il y a cet effort massif pour qu'elles soient codifiées dans le droit civil. Pour la hiérarchie catholique états-unienne, l'avortement est la principale priorité de notre époque, c'est une focalisation unique parmi les conférences d'évêques à travers le monde, en rupture totale avec les catholiques américains, dont la majorité soutient le droit à l'avortement.»
Sur les sites des associations anti-avortement, les histoires tragiques de femmes qui, comme sainte Gianna, ont refusé des soins qui auraient tué leurs fœtus sont présentées comme de formidables exemples, avec des titres comme: «Une mère choisit la mort pour sauver son enfant à la naissance».
Même en Italie en 1961, Gianna Beretta Molla aurait pu obtenir un avortement thérapeutique qui l'aurait potentiellement sauvée, étant donné que la doctrine catholique permet «l'avortement indirect» lorsqu'une intervention médicale pour sauver la vie de la mère cause indirectement l'interruption de grossesse.
Les cas de femmes abandonnées à leur sort se multiplient
Ce sont des principes similaires qui encadrent désormais la pratique de la médecine d'urgence dans les treize États où l'avortement est interdit. Les lois anti-IVG de ces territoires ont des exceptions, notamment pour «sauver la vie de la mère». Mais dans la pratique, il est compliqué de définir ce qui constitue une urgence ou un risque suffisant pour effectuer un avortement qui sera considéré comme légal.
Par exemple, en cas de fausse couche, un avortement thérapeutique est souvent réalisé pour éviter une infection, mais dans les États où l'avortement est interdit, de nombreuses femmes sont renvoyées chez elles car le fœtus est encore en vie et que leur situation n'est pas encore assez critique. Dans ces situations, les médecins doivent consulter les avocats de l'hôpital, afin de s'assurer que l'IVG qu'ils veulent effectuer ne sera pas considérée comme un crime, passible d'une dizaine d'années de prison dans certains États comme la Louisiane, l'Oklahoma, le Missouri ou encore le Texas.
Lors du discours sur l'état de l'Union du président Joe Biden le mardi 7 février, la première dame Jill Biden avait invité une femme qui avait fait l'expérience de cette nouvelle réalité médicale au Texas. Amanda Zurawski était enceinte de dix-huit semaines lorsqu'elle a perdu les eaux, mais les médecins à l'hôpital n'ont pas pu intervenir, car évacuer le fœtus aurait pu être considéré comme une procédure illégale. Elle a été renvoyée à la maison, où elle a développé une infection grave pendant plusieurs jours et a fini par être transférée à l'hôpital en urgence.
Dans le Wisconsin, en Louisiane ou encore dans l'Ohio, la presse locale a fait état de cas similaires de femmes qui font des fausses couches, mais doivent saigner plusieurs jours chez elles avant de pouvoir obtenir une IVG.
«La loi ne dit pas aux médecins à quel point une patiente doit être proche de la mort pour qu'ils puissent lui offrir un avortement dans le but de sauver sa vie. Et si un docteur se trompe en ayant trop de compassion ou en suivant les bonnes pratiques médicales, il pourra être poursuivi en justice», précisait récemment Frank H. Boehm, un professeur de médecine obstétrique et gynécologique à Nashville (Tennessee).
De multiples risques, mais un recours de plus en plus restreint
Avant la révocation de l'arrêt Roe v. Wade, les hôpitaux catholiques, qui représentent un lit d'hôpital sur sept aux États-Unis, pratiquaient déjà la médecine avec ces restrictions. En effet, les médecins des ces établissements doivent suivre les directives éthiques et religieuses des évêques états-uniens, qui interdisent les IVG sauf si c'est pour sauver la vie de la mère.
«En 2009 en Arizona, une femme enceinte de dix semaines et souffrant d'hypertension pulmonaire a obtenu un avortement dans un hôpital catholique, car être enceinte était trop dangereux pour elle, raconte Lori Freedman, une sociologue qui a étudié les hôpitaux catholiques. Mais l'évêque qui dirigeait le comité d'éthique était en désaccord. Selon son interprétation, l'équipe médicale était intervenue avant que la patiente ne soit dans un état critique, alors que du point de vue de l'équipe médicale, il était trop dangereux d'attendre.»
L'évêque a sanctionné cet hôpital de Phoenix, qui a perdu son affiliation religieuse. Et la vice-présidente de l'hôpital, sœur Margaret McBride, a été excommuniée (avant d'être réintégrée un an plus tard). Ce cas montre à quel point les distinctions éthiques sur ce qui constitue un risque pour la vie de la mère peuvent être sujettes à débat.
«Dans les États conservateurs où l'avortement est interdit, les docteurs ne suivent pas les procédures médicales standard en cas de fausse couche, car ils ont peur d'être accusés de faire des avortements. Il est peu probable que les médecins risqueront leur liberté pour un cas clinique», résume Lori Freedman.
De plus, la grande majorité des États qui interdisent l'avortement ne font pas d'exceptions pour le viol et l'inceste, ni pour les anomalies génétiques létales du fœtus. Et dans les faits, les exceptions pour la vie de la mère encouragent les médecins à attendre qu'une patiente soit dans un état critique pour intervenir. Dans l'histoire de sainte Gianna, celle-ci avait fait le choix de risquer sa vie pour protéger son fœtus. Mais dans les États qui interdisent l'avortement, le choix des femmes –et celui des médecins– est devenu très restreint.