Le XXIe siècle devait être celui de tous les savoirs. L'invention de l'imprimerie est déjà loin. En Occident, tout le monde sait lire et écrire. L'école est gratuite et obligatoire. La religion ne fait plus la loi dans les esprits. Victor Hugo peut reposer tranquille: le savoir enfin partagé, l'instruction libre et gratuite, la fin de la domination économique et familiale institutionnalisée de la femme par l'homme, on y est. Et plus encore: lire ne coûte presque plus rien. Les classiques peuvent se trouver gratuitement sur internet, les bibliothèques ouvrent leurs vastes rayons à l'insatiable curiosité humaine.
Toutes les conditions sont réunies pour l'avènement d'une société plus ouverte, plus intelligente et, partant, plus libre. Fort des millions de livres imprimés depuis Gutenberg et grâce à l'incroyable intelligence du cerveau humain et à sa capacité à lire, analyser, réfléchir, déduire, comprendre et créer, l'horizon intellectuel de l'humanité s'ouvre sur un infini. Chacun peut puiser dans le réservoir sans fond des savoirs –constitués du pire, du meilleur et d'une incroyable variété entre les deux–, et se faire son opinion, se construire sa personnalité, fabriquer ses préférences littéraires, créer ce monde parallèle et immatériel qui, pour tant d'entre nous, est l'un des rares moyens de supporter la vie.
C'était sans compter sur la bête gluante et larvée, l'ennemi éternel des civilisations humaines, celle qui jamais ne s'éteint complètement et qui prend, à chaque époque, une forme différente, religieuse ou laïque: l'idéologie du bien. Chaque humain est convaincu d'avoir raison. Ce qui fait la différence entre le dangereux idéologue et le citoyen lambda, c'est que ce dernier le vit tranquillement dans sa sphère privée et accepte que son voisin pense autrement, alors que le premier est prêt à tout mettre en œuvre pour imposer sa vision à lui à l'exclusion de toutes les autres.
Dans nos pays occidentaux où la liberté prévaut, cette idéologie du bien s'immisce dans le champ des idées soit par la politique, avec des partis qui s'acharnent à catégoriser les activités des citoyens entre ce qui est vertueux et ce qui ne l'est pas, soit par la bonne vieille censure, qui réapparaît sous de nouveaux oripeaux, brandissant la morale en étendard.
Les mots disparus de Roald Dahl
On la voit, on s'en indigne ou on en ricane quand nous viennent des nouvelles de nos cousins américains qui se mettent à interdire certains livres: à droite quand ils sont jugés trop «woke», à gauche quand ils sont jugés «offensants» pour une certaine catégorie de population. Mais voici que la censure se rapproche: c'est désormais de l'autre côté de la Manche que le camp du bien a frappé un grand coup.
Les éditions Puffin (branche jeunesse des fameux Penguin Books) publient une nouvelle édition des œuvres de Roald Dahl. Charlie et la Chocolaterie, Matilda, Sacrées sorcières, James et la grosse pêche: des générations d'enfants ont connu la joie de ces récits drôles, imagés et fantaisistes, plein de personnages improbables, attachants ou répugnants. Ces nouvelles versions ont été passées à la moulinette de sensitivity readers, ou lecteurs ès-offenses. Le résultat est une réécriture des textes originaux, conçue pour ne blesser personne. Ce qui n'est pas franchement une réussite, vu la levée de boucliers qu'elle provoque.
Quelques exemples: les mots «blanc» et «noir» ont été supprimés (les personnages ne sont plus «blancs de peur», par exemple), tout comme le terme «gros». Dans Charlie et la chocolaterie, «Charlie experienced a queer sense of danger» («Charlie ressentit une curieuse impression de danger») a été changé en «Charlie experienced a strange sense of danger». L'usage du mot «queer» qui, polysème, peut également désigner des personnes LGBT+, a dû sembler stigmatisant associé au mot «danger». «Something crazy is going to happen now» («Il va arriver un truc fou») est devenu «something bizarre is going to happen now» («Il va arriver un truc bizarre») –car «crazy» pourrait sans doute être mal interprété par des personnes concernées par des problèmes de santé mentale.
Dans Matilda, une référence à Joseph Conrad a laissé la place à une autre à Jane Austen (une femme, et donc bien plus politiquement correcte), et Rudyard Kipling (épouvantable promoteur des colonies britanniques) a été remplacé par John Steinbeck (chantre des opprimés). Certains passages ont été supprimés, d'autres ajoutés. Une véritable angoisse m'a étreinte lorsque j'ai lu que «Tu ne peux pas passer ton temps à tirer les cheveux de chaque dame que tu croises, même si elle porte des gants. Essaie, tu verras bien ce qui se passe» est devenu «En outre, il y a plein d'autres raisons pour lesquelles des femmes peuvent porter des perruques et il n'y a certainement aucun mal à ça».
Dernier exemple parmi des dizaines: dans James et la grosse pêche, les vers «Tante Sponge était formidablement grasse/Et en plus, incroyablement flasque» a été remplacé par «Tante Sponge était une vieille fripouille/Qui méritait que le fruit l'écrabouille». La liste est sans fin; des centaines de modifications ont été apportées à ces textes.
Un récit n'est pas la somme de vocables interchangeables
Sous couvert d'adaptation, il s'agit bien là de censure, nul ne peut s'y tromper. Cette démarche est inacceptable à de nombreux titres. Tout d'abord, c'est un crime contre la littérature. Tous les écrivains choisissent et pèsent leurs mots. Un récit n'est pas la somme de vocables interchangeables, il ne se réduit pas à un noyau narratif concret qu'il est possible de raconter de mille manières différentes. Il est naturellement possible de raconter la même histoire de mille manières différentes, mais il s'agit alors de mille histoires. C'est ce que nous dit Raymond Queneau avec ses Exercices de style. Écrire, c'est à la fois un art et un artisanat, et le message passe autant par la forme que par le fond, qui sont indissociables.
Que la famille de Roald Dahl n'y connaisse rien en littérature et donne sa bénédiction à un tel acte de mépris de son œuvre, on le conçoit (même si on le déplore). Mais qu'un éditeur, dont c'est le métier et le savoir-faire, considère qu'on peut défigurer un texte et le présenter comme une œuvre originale est incompréhensible. On n'ose l'imputer à de l'incompétence, il ne reste donc que la raison de l'idéologie: les éditions Puffin ont décidé que les textes de Roald Dahl ne se rangeaient pas suffisamment dans le camp du bien pour être publiés tels quels.
À l'heure de l'intelligence artificielle et des angoisses légitimes que des logiciels comme ChatGPT suscitent dans le domaine de la désinformation, il est urgent de se rappeler que la première intelligence désireuse de tromper et de falsifier la vérité reste l'intelligence humaine.
Ces nouvelles versions publiées par Puffin ne sont pas des œuvres de Roald Dahl. Elles s'en inspirent seulement, et elles les défigurent. Puffin et la Roald Dahl Story Company ont effectué ces changements en partenariat avec Inclusive Minds, un collectif qui se donne pour objectif de promouvoir «l'inclusion et l'accessibilité dans la littérature jeunesse» et qui, à ce titre, gomme une partie de l'œuvre d'un artiste, comme on recouvrait autrefois des nudités dans certains tableaux pour ne pas choquer.
Prétendre que la cruauté du monde n'existe pas, c'est nier la souffrance
Autre problème de taille: considérer qu'il ne faut pas laisser des enfants lire des contenus «choquants» (pour autant qu'ils le soient, vaste débat), c'est d'une part faire preuve d'un grand mépris envers leur intelligence, car c'est considérer qu'ils sont incapables de faire d'eux-mêmes la part des choses entre ce qui est moral et ce qui ne l'est pas, et d'autre part les priver de l'outil même qui leur permettra de construire leur esprit critique, processus qui se fait sur plusieurs années, voire sur une vie entière, mais pour lequel les premières années d'apprentissage sont particulièrement formatrices.
Ne vouloir donner à l'enfance que de la «bonne» littérature (ce qui rappelle désagréablement l'époque où on interdisait aux filles de lire des romans, pour ne pas les pervertir ou leur donner de «mauvaises» idées) c'est la condamner à ne connaître qu'une facette du monde de la pensée, celle que l'orthodoxie du moment aura approuvée. Quel appauvrissement de l'esprit que cette interdiction de cheminer dans la cervelle de ceux qui pensent autrement! Quel redoutable clivage entre le camp du bien et celui des autres (ceux qui nomment le monde tel qu'il est et non tel qu'ils voudraient qu'il soit)!
Autre élément alarmant de la part d'un éditeur jeunesse: vouloir gommer, effacer, lisser des récits parce qu'ils décrivent une réalité qui ne serait pas idéale porte un très grave préjudice aux trop nombreux enfants pour qui la littérature est un des rares moyens de donner un sens à une vie difficile. Tous les jeunes lecteurs ne sont pas des enfants baignant dans une famille aimante et un environnement scolaire et social bienveillant. Beaucoup souffrent en silence. Pour ces enfants-là, la lecture est une échappatoire précieuse, une sortie de secours.
Lire les mots d'une réalité sans fard dans la littérature qui leur est accessible permet de qualifier leur propre malheur, de donner un sens à leurs ressentis, de comprendre que si la vie, la vraie, est parfois intolérable, ils ne sont pas seuls et on peut, grâce à la littérature, y échapper, mais à la seule condition de cesser de prétendre que la cruauté du monde n'existe pas. Enlever à ces lecteurs la possibilité de construire leur espace mental et d'identifier leur mal-être à l'aide de ce qu'ils lisent, c'est une manière de nier leurs souffrances, c'est leur fermer une porte de plus.
Une génération condamnée au malheur
Comment imaginer un monde où tous les livres jeunesse auront été ainsi expurgés? Un monde littéraire plein de récits insipides et bienveillants, qui n'auront plus rien à voir avec les œuvres originales et seront transformés en véritables manuels du bien-penser? Quand on sait à quel point il est facile de manipuler des enfants, on se doute qu'une telle démarche ne manquerait pas de façonner des armées de petits Torquemada en culottes courtes, et que les rares enfants qui sauront qu'il existe autre chose, soit parce qu'ils auront été mis dans le secret par des adultes complices, soit parce qu'ils seront tombés par hasard sur les œuvres «sales», se transformeront en autant de petits Winston Smith, ce héros de 1984 résistant dans son coin à la police de la pensée (on sait comment il a fini).
La démarche «inclusive», dont la réécriture des œuvre de Roald Dahl n'est qu'une énième manifestation, est, encore et toujours, une erreur partant d'une bonne intention. On ne change pas les travers de la société en modifiant d'autorité les outils dont elle dispose, et sûrement pas en exerçant une censure sur le seul et unique espace de liberté totale dont nous jouissons, mais en changeant les comportements par le biais de l'éducation de l'esprit critique.
Retrancher certains mots de la littérature jeunesse, c'est vider la moitié de la caisse à outils de l'esprit des gamins. Interdire certains termes, c'est interdire de comprendre toutes les pensées complexes qui existent et que ces mots aident à qualifier. Vouloir à tout prix que les livres pour enfants soient dépourvus de la moindre ironie, de second degré ou d'humour noir sous prétexte que certains ne les comprennent pas ou en seront offensés, c'est condamner cette génération au malheur de rester engluée dans sa condition misérable d'albatros que ses ailes de géant empêchent de marcher.
Comme le chante Barbra Streisand dans l'excellent film Yentl, où elle incarne une jeune juive contrainte de se déguiser en garçon pour avoir le droit d'étudier, droit dont les femmes sont alors exclues: «Pourquoi avoir des ailes, si ce n'est pour voler? [...] Et, dites-moi, à quoi sert d'avoir un esprit, si ce n'est à poser des questions?»