Rassuré par l'appui du «meilleur avocat de Paris», Erik Orsenna affronte aujourd'hui un adversaire redoutable. Adversaire qu'il ne nomme pas. C'est «l'Ogre». Ogre qui est tour à tour un «certain petit Breton blondinet», un «bambin coucouphile» (son modèle est celui du coucou, on y reviendra), le «Mozart de la Finance», «notre Breton», «cinq syllabes, deux pour le prénom, trois pour le nom», «l'enfant du moulin quimpérois». Mais l'Ogre, surtout.
Sans avoir à mes côtés le «meilleur avocat de Paris», puis-je prendre le risque de citer celui que tout le monde a reconnu? Vincent Bolloré, longtemps célèbre pour ses raids boursiers, suscitant interrogations et craintes depuis qu'il s'est engouffré dans les médias et la politique avec, comme on dit, «un agenda». Certes, cet agenda a seulement obtenu 7,3% des voix à l'élection présidentielle, mais il est toujours relayé par des émissions où la vulgarité dégoulinante le dispute au poujadisme patelin.
Voltaire, Balzac, Zola et Moi
Passer en quelques décennies d'une papeterie familiale à un empire économique et médiatique n'est pas banal. L'enquête s'imposait. Sous forme de conte? Pourquoi pas. Privilège d'un écrivain «de l'Académie française», Orsenna convoque aussitôt à son berceau quelques bonnes fées de la littérature.
Sitôt lu Candide, «dès l'âge de quinze ans, [il s'est] dit qu'un jour, le moment venu, [lui] aussi écrirai[t] sur l'état du monde un conte exactement de même taille», soit 184.217 signes. Avec un bon traitement de texte, le défi est simple à relever; c'est l'Oulipo du pauvre. Mais pourquoi diable se référer à La Comédie humaine ou aux Rougon-Macquart? Avec ce «Balzac, reviens! Zola, raconte!», Histoire d'un ogre se heurte vite au plafond de verre d'une certaine inconsistance. Car ce n'est ni une fresque romanesque ni un possible prix Albert-Londres.
Pourtant, hardiment ou naïvement, Erik Orsenna semble y croire. «Votre narrateur décida de mener l'enquête», écrit-il. Or, d'enquête, il n'y a point. La matière des révélations est aussi pauvre qu'un feuilleton estival romancé des Échos. Pour qui a suivi de loin les différentes étapes de l'ascension de Vincent Bolloré, il n'y a rien à apprendre. Les notices Wikipédia du groupe et de son propriétaire sont bien plus renseignées que les quelque 150 pages de cette «enquête», à l'exception sans doute de son allergie au pollen.
Petit distillé de culture générale
Peu importe, direz-vous, oublions les révélations et savourons le conte. Hélas, c'est difficile. Car les travers de l'auteur sont connus: citations (un peu trop) érudites, digressions, auto-promo permanente, humour laborieux.
En effet, on ne sait jamais, chez Erik Orsenna, ce qui relève de l'érudition et ce qui tient de l'étalage de confiture. La citation ne peut se suffire à elle-même; la touche Orsenna consiste à y faire figurer un peu de rigueur universitaire: un nom, un titre, une date… juste ce qu'il faut pour se distinguer de la citation cheap d'un site dédié.
Exemples:
- «“Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.” (John Emerich Edward Dalberg-Acton, parlementaire anglais et professeur à Cambridge, 1834-1902.)»
- «un professeur à l'École normale (Pierre- Jakez Hélias, celui qui allait quelques années plus tard nous enchanter avec son Cheval d'orgueil, le Cent ans de solitude breton).»
- «Qui se souvient d'Adolphe Pierre Julien Orain (1834- 1918)?»
Ben pas nous, évidemment.
Il y aussi des blagues de scouts: «Renard inlassable est le totem officiel. Mais d'autres évoquent plutôt Octopus insatiable, une pieuvre que rien n'arrête. Je me garderai bien de trancher. Le sérieux de cette enquête pâtirait d'une prise de position sans preuve suffisamment établie, même si j'ai mon idée.»
Il pourrait bien se passer quelque chose... (Sauf que non, en fait)
Après avoir exposé quelques détails biographiques, l'enquête de l'académicien prend un tour plus audacieux: la location d'un appartement rue Poussin lui offre une vue directe sur la villa Montmorency (le nom de cette résidence privée exerce un attrait aphrodisiaque chez nombre de sociologues) où crèche Vincent B. On citera ici pour l'anecdote la rencontre en ligne avec une banquière d'affaires lanceuse d'alerte (oui, c'est un oxymore coquin, un sexymore si l'on veut), qui accompagne notre Sherlock Holmes en habit vert dans sa garçonnière (où l'on ne consommera pourtant pas). Leurs dialogues sont aussi enthousiastes que pauvres en informations véritables.
«Chère Villa Montmorency! Hommage lui soit rendu! Jour après jour, nuit après nuit, elle continuait de nous offrir ce cocktail délicieux, garantie d'un bon spectacle: grands rêves et sordides manigances, fidélités naïves et révoltantes trahisons, embrassades et meurtres… De notre balcon, Mercédès et moi savourions tant ce concentré de Comédie humaine joué sans relâche.»
Attention spoiler: il ne se passe rien.
Le cœur du récit est ailleurs: dans la psyché de «l'Ogre».
Comme les descriptions, proches du cliché (le «grand rire silencieux des carnassiers» et les yeux qui rayonnent «d'un éclat presque inquiétant»), l'approche psy est plutôt sommaire. Comme Bolloré a souvent avancé masqué (la voilà, sa «stratégie du coucou») pour lancer des offres publiques d'achat (OPA), Orsenna y voit un traumatisme d'enfance (ouin ouin, je suis mal aimé) qui se traduit par des comportements agressifs.
L'OPA comme preuve d'amour
Enfant, le petit Vincent s'approprie des cabanes que ses copains ont construites (ça, c'est de l'enquête) et, plus tard, il couche avec leurs copines:
«Pourtant, il a tout fait pour m'arracher à Guillaume, celui qui m'aimait et me protégeait depuis le jardin d'enfants. Bien sûr j'étais flattée, même si, pour vous dire la vérité, déçue par sa hâte, pas contentée, si vous voyez ce que je veux dire.
— Pourquoi, n'ai-je pu m'empêcher de m'écrier quand nous nous sommes relevés du tas de foin, de la paille plein les cheveux, pourquoi moi? Tu as le choix de bien mieux!
— J'aime pas quand d'autres ont ce que j'ai pas.
Voilà ce que, sans même me regarder, l'Ogre m'a répondu en s'en allant.»
On notera, au passage, la petite pique de l'éjaculation précoce qui serait donc, chez l'armateur, la cerise sur le bateau.
L'essentiel du livre est consacré à…
ne pas enquêter. Les révélations font sourire. Les digressions foisonnent.
Et, bien entendu, l'auteur n'oublie pas de dérouler son CV.
Si Erik Orsenna tresse des louanges à Jean-Luc Lagardère, un patron qui avait du «panache», c'est probablement pour mieux montrer que son «ogre» n'en a pas. En 2003, le Tout-Paris se presse aux obsèques de l'ancien PDG de Matra. Vincent Bolloré en est dévoré par la jalousie: «Pourquoi tous ces gens semblaient-ils aimer ce capitaine, tandis que moi, qui commence à peine mon parcours, on me déteste déjà?» Ce jour-là, il décide «sans doute […] d'investir dans la presse: plus je ferai comme lui, se répéta-t-il non sans raisons tout du long de la messe, plus je posséderai de journaux, donc de journalistes dociles, moins on osera dire du mal de moi. Il se pourrait même qu'à la longue, on finisse par m'aimer».
L'OPA comme preuve d'amour, fallait y penser.
Enquête de soi
Fin de l'enquête. Fin, vraiment? Oui, car il n'y pas grand-chose d'autre à se mettre sous la dent. La canine lacanienne suffit.
L'essentiel du livre est consacré à… ne pas enquêter. Les révélations font sourire (Bolloré pincerait les oreilles de ses collaborateurs, comme Napoléon). Les digressions foisonnent. Et, bien entendu, l'auteur n'oublie pas de dérouler son CV: il soutient à 23 ans un doctorat d'État de sciences économiques –«(mention très bien; président du jury: le futur Premier ministre Raymond Barre)»–, enseigne les matières premières durant douze ans –Panthéon-Sorbonne, École normale supérieure– et il lui en reste «une passion d'expliquer», est «un temps conseiller culturel de François Mitterrand», ce qui lui permet de participer «activement» à la création de Canal +, une «oasis» (avant VB, donc). N'oublions pas ce clin d'œil appuyé à ses lectrices qui prépare astucieusement les futures séances de dédicaces.
«L'avantage avec vous, Erik, c'est votre capacité à comprendre vite. Quel dommage, notre, comment dire?, différence d'âge. Un homme qui comprend vite et capable, j'en suis sûre, d'aimer lentement, vous feriez l'amant idéal.» À l'éjaculation précoce de l'«ogre», Orsenna oppose la vidange tardive de l'académicien.
La charte des valeurs n'attend pas le nombre des années
Il manque simplement ici un petit rappel qui ne nuirait pas: devinez qui, en 2009, a rédigé la «charte des valeurs du groupe Bolloré – Le temps ne ment pas»? C'est Erik Orsenna, pardi, qui cachetonne régulièrement pour de grandes entreprises. C'est beau, c'est hâlé, ça sent l'iode et la sueur, j'en chiale: «Les gens de mer savent qu'un navire n'est que ce qu'en fait son équipage.»
Étonnamment, Erik Orsenna semble penser que son livre –celui d'un amoureux déçu?– pourrait lui valoir des ennuis. Et va jusqu'à entrevoir la censure: «D'ici deux à trois semaines je pourrais présenter le texte. Comme prévu, il serait refusé. Qui, aujourd'hui, oserait se fâcher avec un ogre d'une telle puissance?» D'ailleurs, ce dernier a «déjà réuni ses avocats, sa cellule de riposte», qui «sont en train d'envisager tous les moyens d'empêcher sa publication». Et «quand [il] di[t] tous, c'est tous».
Avec un courage qui force l'admiration, l'auteur envisage «un plan B»: «le cadeau de la modernité! Internet et ses réseaux m'accueilleraient les bras grands ouverts. J'y perdrais en droits d'auteur mais gagnerais tellement en notoriété!» Quel sacrifice! Quel panache!
Chômage technique pour le meilleur avocat de Paris
De ce texte plutôt fade émerge cependant une idée. Orsenna imagine une conversation entre son ogre et l'animateur Cyril Hanouna, le long de l'Odet. Le présentateur télé, qui «change en opinion le fleuve de l'actualité (et se croit) devenu le porte-parole du peuple», envisage de se présenter à la présidence de la République. «L'Ogre, on peut l'imaginer, est envahi par toutes sortes de sentiments désagréables, parmi lesquels la jalousie n'est pas le pire.» Plus encore que Frankenstein voyant sa créature lui échapper, c'est la valeur de son empire –un château de sable?– qui, alors, l'inquièterait:
«Au fond, qu'auras-tu dévoré, tout au long de ta vie, en y mobilisant l'entièreté de ta folle énergie et ton génie des poulies? […] Des fragments, si l'on y pense! Des bribes de France. Alors que ton petit animateur, si ça se trouve, il va rafler la mise entière, la totalité du royaume de Saint Louis, Napoléon et de Gaulle, et un logement à l'Élysée. Tout cela grâce à LA télévision, TA télévision.»
Il y avait là matière à écrire, à tenter de cerner ce puissant de l'ombre qu'est Vincent Bolloré. Mais la prose satisfaite d'Erik Orsenna s'écoute écrire et se contente d'anecdotes ou de fadaises. C'est fort sympathique mais, avec de tels adversaires, l'Ogre peut dormir tranquille.