Société

«Les nuits que l'on choisit»: celles d'Élise Costa, passées à raconter des affaires criminelles

Temps de lecture : 9 min

Le procès est fini et je devrais me lever, rentrer chez moi et écrire. Ce n'est qu'un travail, pas vrai? Mais aucun chroniqueur judiciaire ne sait quand son travail se termine vraiment.

Le monde judiciaire était un sacerdoce, mais il en valait la peine. | Éditions Marchialy 
Le monde judiciaire était un sacerdoce, mais il en valait la peine. | Éditions Marchialy 

Tous les chroniqueurs judiciaires se sont déjà vu poser cette question: «Comment fais-tu pour dormir la nuit?» Ce livre est une réponse. Quand la journaliste Élise Costa, chroniqueuse pour Slate.fr et créatrice des podcasts Fenêtre sur cour (Arte Radio) et Le système (Slate Podcasts), décide d'écrire sur le crime, son quotidien en est bouleversé. Sillonnant les palais de justice à travers la France, elle suit les affaires criminelles les plus médiatiques –la joggeuse de Bouloc, Troadec, Nordahl Lelandais– et celles qui font couler moins d'encre. Pour s'approcher à son tour de la vérité, elle s'attarde sur les détails et explore les rouages d'une justice aussi implacable que fascinante. Mais alors, avec la nuit vient le doute.

Les nuits que l'on choisit paraît aux Éditions Marchialy le 21 février 2023. Nous en publions ci-dessous un extrait.

29 mars 2019 – 14h15

M. Dejean, après en avoir délibéré, la cour vous déclare coupable des faits qui vous sont reprochés. (Cris de stupeur.)

Dans les toilettes du palais de justice, une goutte de sang tombe dans le lavabo. Un instant, elle s'agrippe à la céramique blanche, puis glisse vers le siphon. Je relève la tête vers le miroir. Un mince filet de sang coule de ma narine. Le distributeur de papiers ne fonctionne pas. J'ouvre le robinet d'eau, m'essuie en toute hâte d'un revers de main et sors. Assise sur un des bancs en béton du tribunal, je laisse mon regard se perdre dans le vide.

Chaque salle des pas perdus est unique en son genre, mais toutes ont le même mouvement. Un mouvement semblable aux halls de gare. Des hommes de tous âges et des femmes issues de tous les milieux qui, poussés par le vent extérieur, arpentent les couloirs. Excepté qu'ici, leurs bagages sont invisibles. Je les vois traîner leurs ambitions, leurs anxiétés héréditaires et leurs prétentions à une vie meilleure. Entre les colonnes de marbre, je fixe la porte de la plus ancienne salle d'audience du palais. Un avocat la tire de l'intérieur et en sort. À la lueur des lampes, j'entrevois les murs drapés de velours bordeaux et le bois. Le bois austère du pupitre au centre de la salle. Un après-midi de 1994 me revient.

Je suis allongée, à moitié nue, sur une table d'examen en bois. Ma mère attend dans la pièce à côté, les radiographies posées sur ses genoux. Un homme en blouse blanche me dit de ne pas m'inquiéter. Je sens qu'on retire les planches de la table, une à une. Des bandes de plâtre humides sont enroulées autour de mon torse. Ma peau se recroqueville sous leur texture froide et poisseuse. Je pleure un peu. L'homme en blouse blanche est désolé, je le vois à ses yeux. Je n'ose pas lui dire que c'est le fait d'être seule. Il y a tant de monde que je me sens seule. Peu de temps avant, dans son grand bureau, le grand professeur du grand hôpital parisien avait posé le diagnostic: importante scoliose dorso-lombaire à double courbure. Il avait appelé tous ses internes pour leur montrer: «Notez cette remarquable compensation.» Cela voulait dire: à l'œil nu, personne ne peut soupçonner ce qui se trame à l'intérieur. Loin d'être affolée –car à 12 ans les émotions ne pénètrent pas le cerveau de la même façon–, j'avais eu l'impression d'avoir un superpouvoir. Sur la table en bois, je comprends que si les contours réels d'une personne sont invisibles, ils n'en sont pas moins redoutables. Dans le jargon médical: scoliose idiopathique. Cela veut dire: qui n'a pas d'origine connue. Elle n'a pas de raison d'être.

La porte de la salle d'audience se referme. Je vois le soleil glisser sur les colonnes en marbre. Je prends une longue inspiration. Je soupire souvent. Non par lassitude, mais parce que, quand mes pensées naviguent au large, j'en oublie de respirer et mon corps doit me rappeler mon immobilité. Cette façon de rester là à attendre m'insupporte.

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Le procès est fini et je devrais me lever, rentrer chez moi et écrire. Ce n'est qu'un travail, pas vrai? Mais aucun chroniqueur judiciaire ne sait quand son travail se termine vraiment. Il peut toujours se passer quelque chose. Un cri déchirant à faire envoler les oiseaux, un déferlement de joie sur le parvis du palais de justice, des larmes de soulagement aux micros des journalistes. Jamais un revirement de verdict. Et pourtant je pense: ils vont tous revenir.

Un homme n'est pas condamné à vingt ans de réclusion criminelle avec si peu d'éléments. Ce n'est pas censé se passer comme ça. Je connais les mécanismes de la stupeur, du déni et des pensées irrationnelles. Je les ai vus de mes propres yeux. Cela fait trois ans que je les retranscris dans des articles de la longueur de fleuves. Je les identifie si bien chez les autres que j'en oublie leur principale singularité: ils sont indétectables par la personne concernée. Tout comme je ne reconnais pas le déni qui me traverse. Notez cette remarquable compensation. Je préfère me jouer une autre scène. Les magistrats, les gendarmes et les jurés vont revenir. L'huissière d'audience remettra sa robe à la hâte, ses talons claquant contre le sol. Les traits tirés, les jurés reprendront place dans leur siège en velours gris.

Le président de la cour d'assises, accompagné de ses deux assesseurs, demandera à l'accusé de se lever et, comme un seul homme, les policiers de l'escorte se mettront à leur tour debout dans le box pour l'encadrer. Alors, la cour expliquera s'être trompée. Elle dira son empathie pour les parties civiles, sa volonté de les aider à trouver la paix, qu'importe le coupable, et son désir d'en finir au plus vite. Les jurés voulaient juste rentrer à la maison.

Dans cette affaire, le doute devait profiter à l'accusé. Ce n'était pas l'issue la plus satisfaisante, c'était la plus juste.

Deux semaines de procès d'assises, c'est long, pour ne pas dire interminable. Juste avant qu'ils ne partent délibérer, l'avocat général avait regardé les jurés un à un: «Mesdames et messieurs, au cours de ces débats, j'ai cru lire une question sur vos visages, pourtant impassibles et neutres comme il se doit pour tout juge, dans le clair-obscur de cette salle d'audience qui est tellement à l'image de ce dossier: “Que feriez-vous à notre place, monsieur l'avocat général?” Et je vous répondrai très exactement ceci: “En l'absence de preuves suffisantes de sa culpabilité et du doute raisonnable que cela induit sur celle-ci, et pour cette seule raison qui renferme toute la mesure de notre devoir commun, vous devez répondre négativement à la question qui vous est posée, celle de la culpabilité de Laurent Dejean, et par conséquent l'acquitter.”»

L'avocat général s'était rassis, les yeux creusés. Par le passé, je l'avais vu foudroyer des accusés dans le box. Je l'avais entendu requérir des réclusions criminelles à perpétuité, parce qu'il le fallait, et il m'était même arrivé d'entendre un faible rire sarcastique s'échapper de sa gorge, parce qu'il n'avait pu le contrôler. Mais ce matin, émergeant de sa robe rouge bordée d'hermine, son front était brillant d'une lueur que je ne lui avais jamais vue. Dans cette affaire, le doute devait profiter à l'accusé. Ce n'était pas l'issue la plus satisfaisante, c'était la plus juste.

Le président de la cour d'assises avait alors lu d'une voix solennelle l'article 353 du Code de procédure pénale sur l'intime conviction, la loi qui «prescrit [aux jurés] de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé».

Seulement, des preuves à charge contre Laurent Dejean, il n'y en avait pas. Pas d'ADN, pas d'aveu, pas de mobile et des témoignages changeant au fil des auditions. Peut-être que les gendarmes avaient attrapé le bon type, peut-être pas. Il n'y avait aucun moyen de le savoir avec certitude. À la lecture, le président aurait dû appuyer sur les mots «sur leur raison». S'il l'avait fait, les choses se seraient passées autrement. Les jurés auraient mis de côté leurs émotions, la douleur des proches de la victime et la syntaxe atypique de Laurent Dejean. Le verdict aurait été différent.

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Je ne sais depuis combien de temps je suis assise sur le banc en béton. Assez pour voir que personne ne revient. À travers les grandes baies vitrées donnant sur le parking extérieur, le soleil a maintenant glissé dans le caniveau. Je vois le dernier juré monter dans sa voiture, un léger sourire aux lèvres. Peut-être a-t-il le sentiment du devoir accompli. À moins qu'il ne pense à la personne qui l'attend chez lui. Quand sa voiture démarre et tourne au coin de la rue, c'est vraiment fini. La salle des pas perdus s'est vidée. En moi, les bruits se sont tus aussi. La phrase «Faites qu'ils reviennent» a cessé de tourner en boucle dans ma tête. Dieu existe toujours pour ceux qui n'ont plus d'autre recours. Pour Laurent Dejean, il y aura un appel dans deux ans, un an et demi au mieux. Dehors, les lumières de la rue s'allument. Je me lève enfin. Au bout du compte, même les chroniqueurs judiciaires finissent par rentrer chez eux.

À la lumière de mon bureau, j'écoute la maison endormie. Mes yeux se posent sur ma bibliothèque. Sur l'étagère de gauche, un portrait de Dolly Parton est posé contre une machine à écrire semblable à celle que ma mère avait dans notre appartement autrefois. De part et d'autre du cadre sont entassés des ordonnances de mise en accusation, des procès-verbaux surlignés et des dizaines de calepins de notes parsemés de marque-pages sous la forme de Post-it colorés ou de tickets de carte bancaire. La vision de cette montagne de papiers m'apaise. Elle est un rempart. Un simple coup d'œil me suffit à deviner quel cahier a servi à quel dossier. Après quatre ans à écumer les palais de justice de la France entière, j'avais trouvé le carnet idéal, le Rhodia tissé, couverture souple, ligné 80 g, format A5. Les stylos Bic étaient des stylos de secours, car le chroniqueur judiciaire n'a jamais assez de stylos, mais mon préféré était le Muji à encre gel noir, bille 0,5 mm.

Les morales dans les dossiers criminels, ça n'existe pas, pas plus que les saints ou les démons, les héros ou les monstres.

Dans un de mes premiers carnets à spirale, j'avais noté cette phrase: «Dans ce milieu, au début on se méfie de vous. Ensuite, on vous tolère. Et à la fin, on vous accepte.» Le monde judiciaire était un sacerdoce, mais il en valait la peine. Les insomnies, l'alcool, la paranoïa, les doigts rendus gourds par la prise de notes frénétique, les vertèbres brisées par les trajets en train, les lits d'hôtel miteux et les bancs des palais de justice –car de Caen jusqu'à Nice, ils sont uniformément raides et inconfortables–, tout ça en valait la peine. Les certitudes rendent fou, disait Nietzsche, et la plus importante récompense qu'offre ce métier, c'est le doute: je sais désormais que rien de l'existence n'est simple, et encore moins évident. Le doute est autant un calvaire qu'une bénédiction.

En temps normal, je préfère attendre que le procès se décante avant d'écrire mon papier, mais ce n'est pas une règle absolue. Il arrive que les conditions soient réunies pour composer d'une traite. Le calme et la fraîcheur de la nuit en font évidemment partie. Avec un peu de chance, je pourrai envoyer mon article sur le verdict au bureau de la rédaction d'ici à quelques heures, pour espérer une publication dès le lendemain. Il viendra clore ma série sur le procès de la joggeuse de Bouloc, et je pourrai passer à autre chose. Ça devrait aller vite. Il n'y a pas de morale dans cette affaire, les morales dans les dossiers criminels, ça n'existe pas, pas plus que les saints ou les démons, les héros ou les monstres. Comme chaque fois, c'est une histoire de gens ordinaires.

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