L'Occident serait-il à court de munitions? «Le rythme actuel d'utilisation de munitions par l'Ukraine est beaucoup plus élevé que notre rythme actuel de production», alertait en tout cas le secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg le 13 février.
La guerre en Ukraine représente un défi que les nations européennes n'avaient pas eu à relever depuis la guerre froide. En novembre 2022, environ 24.000 munitions d'artillerie étaient tirées chaque jour sur la ligne de front, dont 20.000 rien que par l'armée russe et entre 4.000 et 7.000 par l'armée ukrainienne, selon des estimations américaines. Un rythme de consommation affolant, qui met en tension les stocks de Moscou, mais aussi et surtout ceux de Kiev, l'Ukraine restant, malgré ses victoires, un nain comparé à son ennemi. «On a un problème», a admis Jens Stoltenberg, tout en assurant avoir une «une stratégie pour y faire face».
Munitions, chars, missiles...
Cela ne devrait pas se calmer de sitôt: à l'approche du premier anniversaire du déclenchement de l'invasion russe, Kiev redoute une nouvelle offensive tandis que, sur le front, l'armée de Moscou a de plus en plus recours à des assauts de vagues humaines, quitte à subir des pertes massives. Pour que sa ligne de défense ne soit pas submergée, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, n'a donc de cesse de demander toujours plus d'armes. «Nous avons besoin d'artillerie, de munitions, de chars modernes, de missiles à longue portée, d'avions de chasse modernes», listait-il ainsi le 9 février, face aux députés européens.
«Je suis convaincu qu'il faut privilégier les livraisons utiles pour mener ces opérations et résister, plutôt que des engagements qui arriveront très tard ou très loin», a répondu Emmanuel Macron le même jour, douchant les espoirs de nouvelles livraisons plus musclées en ajoutant qu'il était absolument inenvisageable de livrer des avions de chasse dans les semaines à venir.
Sur la table, il y a la question de la durée que prendrait chaque envoi. Si la livraison d'armes lourdes peut certes représenter un véritable défi logistique –les chars Leclerc envoyés en Roumanie par Paris ont ainsi rencontré nombre de contretemps en novembre dernier–, «envoyer du matériel à travers l'Europe est un problème mineur», assure toutefois Léo Péria-Peigné chercheur au Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales. «Le véritable souci, c'est la durée que prennent les remises à niveau opérationnelle ou de production, ainsi que le temps de la formation à l'utilisation de ce matériel et de sa maintenance.»
Mais «le paramètre principal, c'est de savoir si que ce qu'on livre aux Ukrainiens existe déjà, ou s'il faut le produire», résume celui qui est également l'auteur d'une note sur le rôle des stocks militaires dans les conflits dits de «haute intensité», publiée en décembre. Or, les marges de manœuvre, allemandes et françaises en particulier, ont été réduites par trente ans de coupes budgétaires.
«Ce qu'on donne, c'est à perte»
«Les militaires français savent que tout ce qui est donné ne sera pas forcément remplacé, poursuit Léo Péria-Peigné. Ils n'ont déjà pas grand-chose et ils craignent de voir des unités entières disparaître, faute de matériel justifiant leur existence.» Le chercheur ajoute: «La France peut donner, mais elle ne monte pas en puissance et ne rachète que très peu de matériel pour compenser. Ce qu'on donne, c'est à perte.» D'autant plus que si «les Britanniques avaient l'habitude de garder un certain temps le matériel retiré du service», Paris le détruit rapidement, «faute d'infrastructure et de volonté politique».
Le général Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de terre, ne disait pas autre chose lors de son audition à l'Assemblée nationale le 20 juillet 2022: «Si les matériels sont envoyés en Ukraine, c'est une capacité militaire qui est amputée», insistait-il. Et de recommander: «Le bon équilibre serait de ne pas céder trop de nos équipements.»
Alors que Berlin a donné son feu vert à la livraison des précieux Leopard 2 à Kiev, et que Londres a accepté de se délester de quelques-uns de ses Challenger 2, Paris, de son côté, rechigne ainsi toujours à fournir des chars Leclerc à l'Ukraine. Les forces françaises n'en disposent en effet plus que de 200, dont 80% prêts à l'emploi, alors que l'entreprise Nexter n'en fabrique plus depuis 2008. Des miettes, au regard de ce que les combats en Ukraine engloutissent: pour donner une idée, la Russie aurait perdu près de 1.600 chars d'assaut depuis le début de l'invasion.
Tout cela, le président français en a conscience. En janvier, il a annoncé un budget militaire de 413 milliards d'euros pour 2024-2030, soit le plus important depuis les années 1960, mais sans que la priorité ne soit forcément donnée aux domaines les plus sollicités par le conflit en Ukraine. En juin 2022, déjà, il affirmait que le conflit faisait peser sur les industriels une «exigence supplémentaire pour aller plus vite, plus fort, au moindre coût».
Concernant l'aide militaire aux forces de Kiev, la France ne serait pourtant qu'à la 10e place du classement établi par le Kiel Institute for the World Economy avec 472 millions d'euros, très loin derrière les États-Unis (22,8 milliards d'euros), le Royaume-Uni (4,1 milliards d'euros), la Pologne (1,8 milliard d'euros), et même l'Allemagne (2,3 milliards d'euros).
Une question hautement politique
Certes, chaque pays ne bénéficie pas des mêmes stocks disponibles, mais il s'agit avant tout de choix politiques. En juillet 2022, le New York Times affirmait ainsi que «l'Allemagne et la France [...] estiment qu'une Russie dotée d'armes nucléaires est trop grande et dangereuse pour être vaincue de manière significative, et que son président, Vladimir Poutine, ne devrait pas être acculé».
C'est en effet tout le discours prudent du chancelier allemand Olaf Scholz. «Nous avons progressé petit à petit et nous continuerons à suivre ce principe. [...] C'est le seul qui garantisse la sécurité de l'Europe et de l'Allemagne», s'était-il justifié devant le Bundestag le 25 janvier, accusé d'avoir trop tardé à approuver la livraison de chars Leopard 2 à l'Ukraine. Il a finalement annoncé le 15 février dernier qu'un «demi bataillon» de chars Leopard 2, soit une quinzaine de blindés, serait livré dès fin mars à l'Ukraine.
Au contraire, «les Baltes comme les Polonais ont fait le calcul que chaque soldat russe neutralisé grâce au matériel livré à l'Ukraine serait une potentielle menace future en moins», explique Léo Péria-Peigné. «Ils font donc un choix différent de la France, tout en investissant pour se rééquiper à moyen terme, souvent avec du matériel plus moderne.» «La France est moins impliquée avec les Ukrainiens que les Polonais ou les Britanniques, qui travaillent avec eux depuis 2014. Dans ce jeu-là, Paris était, dès le départ, marginalisé», souligne par ailleurs le chercheur.
Des solutions alternatives
Paris se défend en rétorquant privilégier la qualité à la quantité, quand d'autres pays livreraient du matériel hors d'âge. Mais si la Pologne a par exemple livré plus de 260 blindés dès avril 2022, et a annoncé envoyer 60 versions améliorées de chars soviétiques de plus, de nombreux experts affirment que ces derniers remplissent amplement leurs missions.
En attendant, d'autres alliés de l'Ukraine recherchent des solutions pour aider Kiev à tenir le rythme. Les États-Unis ont ouvert une usine de réparation en Pologne, pour remettre plus vite en état les pièces d'artillerie; la Grande-Bretagne envisagerait de produire des munitions directement sur le sol ukrainien; et la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, a proposé le 9 février que la Commission européenne lance des appels d'offres pour remplir les carnets de commandes des industriels. La proposition était déjà venue sur la table il y a près d'un an, lors du sommet de Versailles de mars 2022. Sans être suivie d'effets.