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En Turquie, un séisme politique peut-il succéder au tremblement de terre?

Temps de lecture : 5 min

La tragédie survenue le 6 février ne sera pas sans impact sur la campagne présidentielle de Recep Tayyip Erdoğan, candidat à sa propre succession.

Le président turc et leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdoğan, préside la réunion du Conseil exécutif du parti à Ankara, en Turquie, le 15 février 2023. | Mustafa Kamaci / Anadolu Agency / AFP
Le président turc et leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdoğan, préside la réunion du Conseil exécutif du parti à Ankara, en Turquie, le 15 février 2023. | Mustafa Kamaci / Anadolu Agency / AFP

La Turquie compte ses morts et ses disparus dans le plus dévastateur tremblement de terre –en fait deux séismes, de 7,8 puis 7,5, successifs à neuf heures d'écart touchant dix provinces du sud du pays– qu'elle ait connu depuis un siècle.

Sans attendre, de nombreuses voix de l'opposition, et tout particulièrement le chef du Parti républicain du peuple (CHP) ainsi que, de prison, l'ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, autonomiste kurde), ont fait porter la responsabilité de cette tragédie au président Erdoğan. Au pouvoir depuis 2003, il aurait, selon eux, couvert une politique d'urbanisation tous azimuts et dangereuse lorsqu'elle s'affranchissait des normes anti-sismiques pourtant énoncées par une loi votée en 2007. Ainsi, une vidéo datant de 2019 le montre se félicitant de l'amnistie accordée, dans le cadre de la campagne électorale, à près de 150.000 habitants de Kahramanmaraş dont les habitations ne répondaient pas à ces normes.

À quatre mois de la fin de son second mandat en juin 2023, la position de Recep Tayyip Erdoğan est bien moins assurée qu'elle ne l'était avant le 6 février. À l'époque déjà, les sondages le donnait perdant face à ses principaux rivaux. Mais il avait pu remonter de quelques points grâce à une série de mesures sociales (hausse du revenu minimum, baisse de l'âge de la retraite, promesse de construction de logements sociaux) censées atténuer les effets d'une inflation persistante, aux alentours de 65%.

Un séisme politique pourrait-il succéder à ce tremblement de terre d'ampleur et faire vaciller celui qui voulait célébrer en cette année 2023, cent après la fondation de la république laïque, la puissance d'une «nouvelle Turquie» nationaliste et leader du monde musulman, souveraine et économiquement développée autant qu'influente sur la scène internationale?

Opération reconstruction (de son image)

Sur le terrain, Recep Tayyip Erdoğan a d'abord invoqué le «destin», la fatalité auprès des habitants affectés par cette tragédie, avant de reconnaître des «lacunes» dans la réponse apportée, car «il est impossible d'être préparé à un tel désastre».

Mais s'il veut être réélu pour un troisième mandat, Recep Tayyip Erdoğan n'a pas quarante-six solutions: il doit opérer un glissement à 180 degrés. De celle de responsable politique du désastre, ayant laissé se développer un système de corruption à grande échelle, il lui faut donner une autre image, celle de «grand ordonnateur» de l'aide, incarner la mobilisation de l'État, et démontrer son efficacité dans le soutien aux victimes puis la reconstruction des zones sinistrées.

Ainsi a-t-il déjà annoncé la distribution de 10.000 livres turques (494 euros) à chaque famille touchée et la livraison de nouveaux logements, «sous un an», à ceux dont la maison a été détruite. Intitulée #TürkiyeTekYürek, une campagne nationale de dons a été organisée en direct à la télévision, avec la mobilisation et la participation sonnante et trébuchante de nombreux hommes d'affaires et personnalités proches du pouvoir. Cela aurait permis de recueillir l'équivalent de plus de 5 milliards d'euros.

C'est aussi pour cela que le président turc n'a pas hésité à faire appel à l'aide internationale, celle des Européens et des Américains compris, opérant un véritable tête-à-queue: il a régulièrement voué l'Occident aux gémonies ces dernières années et ce discours clivant aurait dû constituer l'un des axes de sa campagne électorale. Enfin, des mandats d'arrêt ont été émis contre plusieurs promoteurs et constructeurs, certains arrêtés alors qu'ils tentaient de quitter le pays.

Ce mouvement devrait se confirmer et s'amplifier dans les jours et semaines à venir. Mais la tâche est monumentale. Recep Tayyip Erdoğan en a-t-il les moyens?

Vient la question de la date des élections, et des conditions de tenue du scrutin. Celle anticipée du 14 mai, annoncée par le président lui-même, est-elle encore d'actualité? Et qu'en est-il de la date initiale, le 18 juin 2023? La possibilité pour l'Assemblée nationale de reporter les élections au-delà de ce terme est évoquée, mais très vite contestée car une telle décision ne peut être prise qu'en cas de guerre.

Et d'ailleurs, Erdoğan –auquel la Constitution interdit de se présenter à un troisième mandat– a-t-il bien intérêt à reporter ce suffrage?

L'émotion –voire l'état de sidération– des électeurs qui pouvait le servir dans l'immédiat avec des élections rapides va céder à la désillusion au fil des lenteurs et des difficultés de la reconstruction. Déjà confronté à une forte détérioration de son économie, cependant revivifiée par les profits tirés de sa position d'intermédiaire entre la Russie et l'Ukraine, et de courroie de transmission entre le monde des affaires russes –frappé par les sanctions auxquelles la Turquie ne participe pas– et le reste de la planète, le pays va pâtir de ce séisme. Il pourrait lui coûter, selon certaines estimations, deux points de croissance.

Vers une victoire illégitime et des révoltes?

Des élections rapides peuvent être difficiles à organiser, en particulier dans les zones sinistrées. Mais l'ingénierie électorale est déjà en place: redécoupage des circonscriptions électorales, mobilisation des moyens de l'État pour faire campagne, contrôle de 90% des médias, nomination de juges proches du pouvoir au Conseil électoral suprême, ainsi que pour présider les commissions électorales. Le dépouillement des votes serait confié non pas à un organisme indépendant mais à une société en cheville avec l'armée.

En 2017, les élections avaient eu lieu sous état d'urgence. Il n'est pas exclu que cela se répète puisque trente-six heures après le séisme, et pour une durée de trois mois, le président turc a déclaré ce régime d'exception. L'état d'urgence –et les décrets présidentiels qui pourraient être adoptés durant cette période– est pourtant incompatible avec une campagne électorale équitable.

Le président doit gagner ces élections afin de préserver son immunité. Au risque, sinon, de devoir répondre des nombreuses violations de l'État de droit qu'il a commises, et des accusations de fraudes et de corruption auxquelles il fait face. Ces accusations devraient se multiplier à la suite des collusions entre pouvoir, clientélisme et entrepreneurs mises au jour par le séisme.

Cette catastrophe semble cependant redonner du punch à toutes les associations et initiatives de la société civile qui constituent le tissu démocratique de la Turquie. Une victoire du président Erdoğan trop clairement illégitime, voire «volée», pourrait-elle entraîner des manifestations et mouvements de révolte d'ampleur à l'image de ce qu'il se passe en Iran, par exemple –avec ripostes violentes des milices islamo-nationalistes qui ont désormais pignon sur rue? Certains observateurs ne l'excluent pas. Ce qui est plus certain, c'est que réélu, le président Erdoğan n'aura d'autre choix que de poursuivre son emprise autocratique sur la Turquie, dont l'«avenir glorieux» aura été enseveli sous les plaques de béton, dans les larmes et la colère de ses victimes.

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