Culture

L'horizon (trop) mesuré de «The Fabelmans»

Temps de lecture : 6 min

Hymne d'amour au cinéma et autobiographie sous le signe d'une famille qui se désunit, le nouveau film de Steven Spielberg construit un récit émouvant, mais se protège de toute zone d'ombre.

Lorsque l'enfant (Mateo Zoryon Francis-DeFord) découvre le prodige de la projection, à même son corps. | Universal
Lorsque l'enfant (Mateo Zoryon Francis-DeFord) découvre le prodige de la projection, à même son corps. | Universal

Depuis ses premières apparitions sur des grands écrans, il se répand comme une traînée de poudre que le nouveau film de Steven Spielberg serait un chef-d'œuvre. C'est tout à fait exagéré.

Récit autobiographique racontant son enfance et son adolescence sous l'influence de la double relation décisive pour le jeune Steven (Sammy dans le film) à sa famille et au cinéma, The Fabelmans est... un excellent scénario.

Mais c'est aussi, malgré quelques coups d'éclat, un film sagement illustratif dudit scénario, parfois même étrangement appliqué de la part d'un virtuose du spectacle cinématographique comme l'auteur de E.T..

L'exception Michelle Williams

Il faut ici sans tarder faire une exception à ces réserves. Elle concerne Michelle Williams, qui interprète la mère du héros.

Tandis que tous les autres acteurs déroulent (avec talent, là n'est pas la question) l'illustration de ce qu'est supposé être son personnage, elle insuffle à Mitzi une étrangeté, un trouble, une profondeur instable et dynamique d'une impressionnante puissance –qui finit par souligner par contraste le caractère littéral et calibré des autres présences à l'écran.

Femme, artiste, mère, habitée de pulsions obscures comme de désirs contradictoires et de projets incompatibles avec ceux de ses proches, elle est ce qu'aurait pu être le film lui-même.

Davantage que le personnage principal, Sam Fabelman, double explicite du réalisateur portraituré assez platement, Mitzi incarne en effet la tension entre l'élan lyrique que Spielberg tient à insuffler à son ode au cinéma et le dosage méticuleux dans ce qu'il choisit de raconter de sa famille, et de son propre parcours.

Mitzi (Michelle Williams), la mère de famille habitée d'élans contraires et fascinée par les tornades. | Universal

Entre papa, brave époux par ailleurs brillant ingénieur électronicien et cette maman qui a renoncé à une carrière de pianiste pour élever son fils et ses deux filles, Sammy découvre donc tout petit la magie du cinéma, matérialisée par le spectaculaire accident de train de Sous le plus grand chapiteau du monde, le film de Cecil B. DeMille de 1952, et magnifiée par la projection dans un immense cinéma archicomble.

De la côte est à la Californie en passant par l'Arizona au gré de l'ascension professionnelle du père, les membres de la famille Fabelman traverseront de multiples épisodes, épreuves, deuil, rupture, déménagements, dans l'Amérique conquérante de l'après-guerre, où sévit aussi un solide antisémitisme auquel le jeune Sammy aura affaire lors de son entrée au lycée.

Une apparition messianique

Au sein de ces tribulations familiales, le rapport au cinéma, passé la scène initiatique de l'accident ferroviaire, l'usage de la caméra et la réalisation de films, joue un rôle central.

Une scène pivot, aux allures d'apparition messianique, inscrit la référence peut-être la plus significative piochée par The Fabelmans dans l'histoire du cinéma, à savoir Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman.

Cette scène voit l'irruption d'un vieil oncle un peu fêlé qui annonce à l'adolescent à la fois la place qu'aura dans sa vie son rapport à l'art, et la contradiction insoluble que cela représentera avec son appartenance au cadre familial.

L'oncle Boris (Judd Hirsch), surgi des limbes du passé, de la Mitteleuropa et du monde des saltimbanques, prédit au jeune Sam (Gabriel Labelle) un avenir déchiré sous l'emprise de la passion artistique. | Universal

Soit, en effet, le fil conducteur le plus solide à travers l'œuvre entière de Steven Spielberg, même s'il ne la résume pas entièrement. Le motif de la prééminence du modèle familial court tout au long de la carrière du cinéaste, cadre sentimental infranchissable, horizon indépassable selon lui de l'inscription dans le monde des humains.

Le cadre familial comme indépassable horizon

Surmonté par cet enjeu dramatique à hauteur de progéniture, The Fabelmans peut dès lors dresser la liste des puissances du cinéma, dont sa capacité à enregistrer y compris ce qu'il ne voulait pas, et ne savait pas filmer, et son pouvoir d'impressionner les collectivités par la réalité comme par l'illusion.

Au passage sont mis en évidence d'autres éléments du langage cinématographique, comme les codes du genre, les effets spéciaux et le montage, artifices où le réalisateur est particulièrement en situation d'exercer son pouvoir.

Ce catalogue amoureux sera ainsi scandé par le film d'horreur avec les petites sœurs, le film de guerre réalisé avec les copains scouts, la transformation du documentaire sur la fête du lycée en comédie burlesque... Et, surtout, par le choix de Sam de ne pas montrer à la famille la scène qui trahit ce qui la menace.

Ce cheminement comporte des images fortes –celles qu'on retrouvera forcément dans la bande-annonce– comme la projection dans les mains de l'enfant, ou la mère dansant en robe translucide devant les phares de la voiture.

Il admet aussi des embardées qui pointent vers un monde intérieur plus complexe, telles l'expédition de la mère au devant des tornades, l'irruption du singe destructeur, ou la fureur incontrôlable de Logan, le bellâtre costaud du bahut, pour avoir été filmé à son avantage, conscient sans pouvoir le formuler que cette héroïsation est un piège plus pervers que toute moquerie.

Une inexorable success-story

L'inexorable success-story qu'est le film –chacun sait que ce garçon va devenir Steven Spielberg– constitue un autre piège, de même nature, que le film ne se soucie pas de déjouer, et ne sait pas nommer. Comme si, à Hollywood vers quoi tend tout le récit, un tel dénouement allait de soi.

En obtempérant à cet impératif, le réalisateur de Minority Report se fait à lui-même, sans paraître s'en rendre compte, ce que ce crétin de Logan a compris que lui faisait Sam, même s'il ne comprend pas comment ça fonctionne.

Dès lors, les anecdotes qui jalonnent le film, certaines très amusantes comme l'idylle avec la jeune dévote chrétienne, ou émouvantes comme l'offre de la caméra par l'ami de la famille au statut ambigu, ne peuvent suffire à accomplir la malédiction de l'oncle sur la déchirure inévitable, qui est la seule promesse digne de ce nom qu'un film ait à tenir.

Et s'il ne peut tenir cette promesse maléfique, c'est que le film se garde bien de prendre acte d'une dimension majeure du processus cinématographique, a fortiori à Hollywood: le poids de l'industrie. Et le poids du conformisme, qui est le corollaire de l'industrie dans le domaine des formes.

À la découverte des secrets et des puissances du cinéma. | Universal

Authentique, l'épisode final où le jeune Sam, admis dans les studios, rencontre une de ses idoles, le suggère d'une manière rusée. Au-delà de la célébration du culte voué à un cinéaste, John Ford, qui fut autrement prêt à faire film des complexités collectives qui travaillaient le monde qu'il habitait, l'aphorisme ronchon du vieux maître («pour qu'une image soit intéressante, il faut que la ligne d'horizon soit basse ou haute, pas au milieu») attire l'attention sur la limite de son jeune émule.

Ce qui lui manque n'est pas un immense talent, que personne ne lui dispute, mais une manière de prendre place dans le monde auquel il appartient: chez Steven Spielberg, la ligne d'horizon est toujours sinon au milieu (ça c'est pour les tâcherons), du moins suffisamment proche du centre, et assez horizontale pour que chacun puisse sans mal se raccrocher à ses repères.

Cela assurera le succès du film comme de la plupart des précédents, tant mieux pour lui. Mais cela empêche que ce qui se veut une plongée intime dans les zones troubles d'une histoire personnelle transformée en théâtre d'ombres par la lumière d'un projecteur, rende justice, comme le cinéma en est capable, à la complexité instable, vivante, mouvante d'une traversée de l'existence.

Maître conteur et homme honnête, Spielberg est un champion de la réalisation. Il n'est ni Ford ni Bergman. La question enfouie dans son film, question que lui-même ne s'est que très rarement posée (mais, tout de même, Empire du soleil ou Munich, où tremblent l'architecture narrative et visuelle et, ce qui va avec, la certitude du Bien), concerne la possibilité d'équivalents contemporains de La Prisonnière du désert et de Persona, avec une reconnaissance équivalente à celle qu'obtinrent ces films en leur temps.

Ce ne sera pas The Fabelmans, mais qui d'autre? Quoi d'autre? Cette interrogation est loin de ne concerner que le cinéma.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

The Fabelmans

de Steven Spielberg

avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen, Chloe East, Judd Hirsch

Séances

Durée: 2h31

Sortie le 22 février 2023

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