Des affaires Pellerin à Palmade, la cocaïne occupe les gros titres de ce début d'année. D'aucuns s'alarment voire cèdent à une certaine panique et évoquent une «épidémie». Le terme est-il exact et pertinent? Qu'en est-il exactement de la consommation en France? Faisons le point en gardant la tête froide.
Pas de données épidémiologiques
«Le terme “épidémie” est assez mal choisi dans le sens où il désigne un fait de santé. Cela rajoute au sensationnalisme pour parler d'un marché et d'un produit qui se diffuse dans la société. Il s'agit de tout sauf d'un virus contre lequel on pourrait vacciner», réagit d'emblée Christian Andreo, administrateur de l'Association Gaïa, spécialisée dans la réduction des risques et l'accès aux soins des usagers de drogues.
Un terme que réfute également le Dr Romain Icick, psychiatre et addictologue à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris et chercheur à l'Inserm U1144. Celui-ci expose le manque de données tangibles concernant une augmentation supposée des conduites addictives: «Qui dit “épidémie” dit maladie. Or, la consommation de substances n'est pas une maladie. L'addiction, elle, est une maladie, mais faute d'étude épidémiologique de qualité en France sur le sujet, il est impossible de dire qu'il y aurait une “épidémie” d'addiction à la cocaïne. Pour arriver à cette conclusion, nous aurions besoin que soit menée une étude construite sur un échantillonnage de la population qui serait soumise à des questionnaires évaluant leurs addictions.»
De son côté, Ivana Obradovic, directrice adjointe de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), indique que les données les plus récentes concernant la consommation de cocaïne parmi les adultes remontent à 2017. Une enquête va être réalisée en 2023 par l'OFDT pour les actualiser.
Pour autant, si l'on veut penser l'usage de cocaïne en France, il existe des indices tangibles qui permettent de dépasser témoignages et simples impressions, et de dessiner des tendances pour offrir une vision d'ensemble du phénomène.
Moins chère et bien présente sur le marché
Pour commencer, on peut chercher du côté des chiffres relatifs à la circulation. «Il convient de regarder le volume de saisie annuel: plus il est élevé, plus cela signifie que le produit est présent et que le marché est étendu», indique Christian Andreo. De fait, sur son site, la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) relève: «L'évolution des saisies de cocaïne en France se caractérise par une augmentation régulière puis une nette accélération à partir de 2015 avec plus de 10 tonnes de cocaïne qui sont saisies chaque année par les services de douane, de police et de gendarmerie. En 2021, le seuil jamais atteint de 20 tonnes a été largement dépassé, les saisies de cocaïne sur le territoire français s'élevant à 26,5 tonnes, soit le double de l'année 2020.»
Cette tendance à l'augmentation des saisies suit en outre les chiffres européens mis en avant par l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT): «En 2020, un volume record de 213 tonnes de cocaïne a été saisi. L'augmentation du nombre de laboratoires de cocaïne démantelés en 2020, les saisies de matières premières importées d'Amérique du Sud et de produits chimiques associés, indiquent une transformation à grande échelle de la cocaïne en Europe.»
Cela ne relève pas d'un zèle accru des forces de l'ordre. Les données sur les eaux usées municipales des villes européennes effectuant de telles mesures révèlent globalement une augmentation des résidus de cocaïne en 2021 après une baisse relative durant l'année 2020. «L'offre est dynamique avec des niveaux record de produits en circulation, commente Ivana Obradovic. La teneur moyenne en produit actif a augmenté et les prix ont baissé: un gramme coûte aujourd'hui entre 50 et 70 euros, soit quatre fois moins qu'il y a trente ans.»
«Tenir au travail, supporter des cadences difficiles est une des motivations à prendre de la cocaïne.»
Moins chère et bien présente sur le marché, la cocaïne est ainsi plus facilement accessible. «Elle est désormais présente dans les petites villes de province et touche de plus en plus de catégories socioprofessionnelles, bien au-delà des milieux de la communication ou du trading. Ce phénomène s'est accéléré au cours des dix dernières années. Il y a eu un switch lorsque le marché de l'héroïne s'est asséché», précise Christian Andreo.
On pense, par exemple –même si le sujet n'est pas complètement nouveau– aux marins-pêcheurs, qui selon une étude menée sur le littoral atlantique par le Service de santé des gens de mer, étaient près de 8% à être testés positifs à la cocaïne en 2013. Le constat est le même dans les secteurs de l'agriculture ou de la restauration: «Tenir au travail, supporter des cadences difficiles est une des motivations à prendre de la cocaïne», indique Ivana Obradovic. Elle note toutefois que cette démocratisation ne semble pas affecter les mineurs et concerne avant tout la tranche d'âge 26-44 ans.
Penser la cocaïne à l'échelle de la société
Mais les indicateurs de circulation et de consommation accrus peuvent leurrer et laisser supposer que le nombre d'usagers, aussi bien expérimentateurs que réguliers, s'est envolé. Or, il semble que c'est plutôt la seconde catégorie qui a vu ses rangs croître, comme l'envisage la directrice adjointe de l'OFDT: «La hausse de la consommation sur vingt ans peut traduire une installation des usages jusque-là occasionnels: les usagers auparavant ponctuels consomment de manière plus régulière. Autrement dit, une fraction de la population aurait une consommation plus intensive. C'est ce que les enquêtes à venir permettront (ou non) de confimer.»
Cela se manifeste à travers des indicateurs sanitaires témoignant de pertes de contrôle sur les doses et de conduites addictives: «La tendance se précise avec une hausse du recours aux urgences pour consommation de cocaïne. En parallèle, le nombre de personnes qui viennent dans les Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) a doublé en dix ans», relève Ivana Obradovic.
«Beaucoup de décisions sont prises sous l'emprise de produits, y compris dans les sphères importantes.»
Alors, si la déferlante souvent annoncée par les plus alarmistes n'est pas exactement une réalité, il n'en demeure pas moins que l'usage de la cocaïne en France est un véritable sujet qui pose des problématiques complexes, à commencer par l'accompagnement et la prise en charge des personnes malades d'addiction. «Avec le tabac et l'héroïne, la cocaïne compte parmi les drogues les plus addictives, une addiction qui se définit en premier lieu par une perte de contrôle et des mécanismes d'automatisme. C'est une maladie et elle conduit parfois les patients à se mettre dans des situations invraisemblables. C'est d'autant plus le cas que la cocaïne induit parfois un sentiment de toute-puissance, une mégalomanie, parfois une paranoïa, ce qui peut majorer les comportements à risques, explique le Dr Romain Icick. Contrairement aux idées reçues, les consommateurs chroniques de cocaïne peuvent présenter un syndrome de sevrage qui dure entre deux et quatre jours, durant lesquels la personne éprouve une grande tristesse, est déprimée, peut avoir des comportements d'automutilation et/ou suicidaires.»
Mais cette prise en charge est complexe, d'abord parce que l'offre de soin dans une France qui prohibe les usages et stigmatise les usagers reste limitée. Ensuite parce qu'il n'existe pas de traitement spécifique valide –comme il existe des traitements de substitution pour l'héroïne– et que la cocaïne est rarement prise seule: elle est souvent consommée avec de l'alcool, des médicaments ou d'autres substances.
En outre, et sans revenir sur les risques physiques à court et long termes, une question est soulevée par la consommation régulière de cocaïne en contexte professionnel: «On se focalise souvent sur les effets physiques, mais il faut aussi parler du risque social. Beaucoup de décisions sont prises sous l'emprise de produits, y compris dans les sphères importantes», signale Christian Andreo.
On songe ici aux propos du Pr David Nutt, psychiatre et professeur à l'Imperial College de Londres, qui supposait en 2013 un lien entre la consommation de cocaïne par les traders, les conduisant à un état d'excès de confiance, et le krach boursier de 2008. Si ces propos sont controversés, il n'en demeure pas moins qu'ils invitent à penser l'usage de cocaïne non seulement à une échelle individuelle, mais aussi à l'échelle du groupe, sinon de la société.
Tout cela plaide pour une information raisonnée et raisonnable, une prévention de qualité, ainsi que des recherches et des financements pour améliorer l'accompagnement des usagers dans une perspective de réduction des risques.