Tandis que les dépôts de plaintes pour vol de la part de personnes morales étaient en baisse entre 2016 et 2019 selon l'Insee, ils ont augmenté de 17% au cours de l'année 2022. Cette remontée spectaculaire serait une conséquence directe de l'inflation, alors que le prix des produits alimentaires a récemment connu une hausse considérable (40% pour les pâtes premier prix, 34% pour les légumes frais ou encore 15% pour les produits laitiers).
Face au coût actuel de la vie, de plus en plus de Français se résignent à voler dans les magasins pour pouvoir conserver une alimentation décente. La totalité des personnes interrogées sur leur pratique du vol à l'étalage citent ainsi le prix inabordable de produits autrefois accessibles comme motivation principale au vol.
«Quasiment tout mon entourage vole dans les magasins, surtout depuis l'inflation, résume Julie, 27 ans, consultante free-lance à Paris. Le prix des courses s'envole.» «J'ai intériorisé le fait que c'est un luxe de manger des bons produits, alors que ça ne devrait pas l'être», analyse Arthur, 28 ans, graphiste à Paris. Quant à Camille, 26 ans, apprentie, elle se rend compte qu'elle perçoit aujourd'hui le fait d'acheter une simple crème hydratante comme «un luxe qu'[elle] ne [peut] pas [se] permettre, et une coquetterie».
Voler devient alors la seule façon de se faire plaisir. «Ça ne me paraissait pas normal d'avoir à me saigner pour acheter de la sauce pour mes pâtes ou des produits ménagers», déclare Laura, 25 ans, employée dans un musée. «Il s'agissait de ne pas avoir à se priver pour des choses qui devraient être accessibles.» «Paradoxalement, voler me permet de consommer plus», observe aussi Sarah, 27 ans.
Fatalité ou privilège
Loin des clichés sur le vol adolescent ou la kleptomanie, la plupart des voleurs néophytes sont aujourd'hui bel et bien des adultes, actifs et indépendants financièrement. Voire des retraités qui, jusque-là, n'avaient jamais eu recours à cette pratique. «À l'heure actuelle, c'est plus une personne âgée, une personne retraitée, [qui dérobe] des produits basiques qui connaissent une petite hausse», indiquait le directeur d'un supermarché Leclerc au micro de TF1 pour décrire le profil type des voleurs.
Anna raconte ainsi la façon dont ses parents sexagénaires, dans la foulée du récit de son expérience du vol, se sont laissés tenter. «Au début, ma mère était un peu choquée, mais après, elle était comme une gamine, se rappelle-t-elle. Mes parents ne sont pas hyper riches, ils aiment bien faire des économies. Ils n'avaient jamais volé, mais à la suite de cette conversation, ma mère s'est mise à voler un peu en parapharmacie. C'est un endroit auquel elle donne énormément d'argent et je pense que d'une certaine façon, elle a l'impression de récupérer la monnaie de sa pièce.»
Alors que la plupart de ces voleurs réguliers confient ne s'être jamais fait arrêter, ils admettent aussi jouer de leur apparence pour pouvoir continuer à agir impunément. Malgré leurs conditions de vie de plus en plus difficiles, ils ont conscience d'arborer des signes extérieurs à rebours des idées reçues sur la pauvreté… Et d'être insoupçonnables. «C'est beaucoup plus facile pour moi de voler, parce que j'ai l'air très sage. Ça ne viendrait pas une seule seconde à l'esprit des commerçants de me fouiller», expose Laura.
Arthur, quant à lui, évoque l'ambivalence de cette pratique synonyme de précarité, mais paradoxalement réservée aux plus riches. «J'ai culpabilisé récemment quand le vigile du magasin où je vole a arrêté un mec racisé alors que je passais. Je me suis rendu compte que moi, je ne me ferai jamais arrêter, parce que j'ai l'air d'un petit bobo. J'ai réalisé que voler, c'était aussi l'exercice d'un privilège, en l'occurence un privilège blanc.»
Légitimité incertaine, impression de passe-droit... Le rapport complexe qu'entretiennent les voleurs avec leur acte, à mi-chemin entre la culpabilité et la satisfaction, témoigne de l'évolution de cette pratique, aujourd'hui transgénérationnelle et transclasse.
Du délit moral au geste politique
En parallèle, c'est aussi toute la perception sociale du vol qui évolue. Alors que le grand banditisme fait fantasmer depuis des décennies, le vol à l'étalage, lui, est longtemps resté associé à une pratique honteuse et condamnable. L'affaire Winona Ryder, diagnostiquée kleptomane et condamnée à trois ans de prison en 2002 pour vol de bijoux, demeure emblématique de la façon dont les petits larcins en grande surface suscitent l'opprobre publique.
«J'avais l'impression que c'était super grave et que j'allais aller en prison si on m'attrapait», confie Laura, tandis que Camille admet qu'il serait «très humiliant» de se faire arrêter. Malgré tout, ces voleurs prennent aujourd'hui du recul sur la portée morale de leur acte. «J'ai dédramatisé ce qu'on nous a enseigné sur le vol quand on était gosses, comme quoi c'était le truc le plus horrible qui soit», analyse Anna.
À la racine de cette déculpabilisation, il y a le constat qu'il est facile de voler, malgré les efforts des grands magasins en matière de sécurité. Arthur pense au nombre croissant de gens qui soutiennent qu'ils n'ont «aucun risque de se faire choper». «En général, c'est par peur que les gens ne volent pas», suppose Alexis, 29 ans.
Pour certaines femmes, c'est la volonté de contourner la taxe rose, soit le coût plus onéreux des produits destinés à la clientèle féminine, qui légitime la pratique du vol. Judith, 27 ans, admet ainsi voler principalement des serviettes hygiéniques. Plus largement, beaucoup de personnes interrogées associent le vol à une pratique contestataire, voire anticapitaliste.
Nombreux sont ceux qui admettent ne pas savoir s'ils pourront y renoncer un jour.
«J'évolue dans un entourage plutôt orienté à gauche. On ne va pas me reprocher de voler dans les grandes enseignes», résume Julie, tandis que Thomas, étudiant de 20 ans, parle ouvertement de «sa haine de la grande distribution». Car ces néo-voleurs ne dérobent pas à n'importe qui, et évitent tout particulièrement les petits commerçants ou les enseignes indépendantes.
«Je ne vole que dans les grandes chaînes de magasins, jamais dans les petites boutiques», assure Judith. De son côté, Hakim, 26 ans, chargé de projet à Paris, déclare: «C'est la marge que se font les grandes enseignes sur des produits aux coûts de production dérisoires qui me pousse à voler. C'est comme une sorte de vengeance.»
Le vol à l'étalage déborde alors le cadre du délit pour s'inscrire dans une identité politique bien plus vaste et un projet de lutte contre les inégalités. «J'ai souvent envie d'aller dire aux gens qui n'osent pas de faire comme moi, confie Arthur. Je pourrais voler pour les autres, ça serait plus positif.»
Si beaucoup évoquent la baisse des prix comme une raison valable d'arrêter de voler, nombreux sont ceux qui admettent aussi ne pas savoir s'ils pourront y renoncer un jour, tant les économies réalisées sont grandes. «J'ai déjà l'impression de mettre beaucoup de sous dans mon budget de courses, conclut Anna. Quand je ne vole pas, je me rends compte du prix des choses, et je suis terrifiée.»