«Commence déjà par bosser», «branleur», «juste pour pas avoir cours», «va ranger ta chambre», «pauvres gamins endoctrinés», «je n'en voudrais pas comme gosse», «lavage de cerveau»… Alors que les lycéen·nes et étudiant·es commencent à se mobiliser contre la réforme des retraites avec des blocages et des appels à manifester, rejoignant ainsi le mouvement social en cours, sur Twitter, les commentaires de cet acabit se comptent par centaines.
Sur CNews, Nicolas Lecaussin, directeur de l'Institut de recherches économiques et fiscales se dit «effaré» et lâche même un «les lycéens, je sais pas ce qu'ils y comprennent». Dans Le Figaro, l'économiste Nicolas Bouzou indique que cet engagement «est un signe précoce de déclin». Sur RTL, Pascal Praud s'étonne de «l'état d'esprit» de ces jeunes et s'agace: «Mais vous avez 20 ans, vous avez 20 ans...», non sans noter que lui, au même âge, avait plus de «légèreté». Jean Quatremer, journaliste correspondant de Libération, suggère qu'à cet âge-là, il vaut mieux penser «à réussir sa vie».
Sabrer le ralliement des jeunes au mouvement social
L'historienne spécialiste des mouvements sociaux Ludivine Bantigny, qui s'est fendue d'un thread sur cet acharnement anti-jeunes, n'est guère étonnée de cette logorrhée aux arguments paresseux. Derrière cette «antienne médiatique», la chercheuse rappelle que la plus grande panique du pouvoir est l'alliance de la jeunesse avec le mouvement ouvrier, signe d'une mobilisation d'ampleur qu'il serait difficile de contenir. «L'effet massif de ce discours a une dimension performative: il faut faire rentrer dans la tête des gens que les jeunes n'ont rien à faire là, que ce n'est pas leur place.»
Un avis partagé par Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l'Université de Montréal, spécialiste des mouvements sociaux et de l'entrée dans la vie adulte, qui resitue la jeunesse comme étant souvent en première ligne lors des mouvements sociaux, exception faite des «gilets jaunes» et quelques autres. «Le pouvoir a peur des mouvements de jeunesse, qui sont jugés incontrôlables, et peur surtout de leur potentiel révolutionnaire, notamment s'ils parviennent à être ralliés par d'autres groupes sociaux, comme les ouvriers en 1968, ou d'autres générations, comme pour le mouvement récent de Hong Kong.»
Dans un réflexe purement défensif, mais tout de même conscient, il convient alors de sabrer ce début de ralliement, de tenter de le tuer dans l'œuf, en disqualifiant systématiquement cette jeunesse. La particularité étant de ne pas l'attaquer sur son discours, mais sur ce qu'elle est, à savoir… jeune, précisément.
Les lycéen·nes ou étudiant·es ne seraient donc pas assez mûrs pour comprendre la complexité de la réforme, ils feraient mieux de se concentrer sur leurs études (de se taire donc) ou, pire, seraient incapables de penser par eux-mêmes, perroquets ridicules endoctrinés par (roulement de tambour) la gauche.
«Selon les pays, cela va prendre différentes formes, explique Cécile Van de Velde. Par exemple, au Québec, lors du mouvement de 2012, il y a eu la rhétorique des “enfants gâtés” ou des “enfants rois”; en Espagne, lors des Indignés, la critique du manque de propositions concrètes; et lors du mouvement pro-environnemental, la critique de la “radicalité” de Greta Thunberg.»
L'adultisme dans toute son aigreur
En France, on aime se plaindre d'une jeunesse dépolitisée, décérébrée, qui se tient loin des urnes, insensible à la vie politique et ses conséquences sur la société. Ces égoïstes sont pourtant l'avenir de la patrie, aime-t-on rappeler! Une vision hypocrite qui agace Raphaël Haddad, docteur en analyse du discours et fondateur de l'agence de communication Mots-Clés: «Je trouve qu'il n'y a rien de plus condescendant que de dire que les jeunes sont l'avenir. Ça veut dire qu'ils ne sont pas le présent? On leur signifie: ne vous occupez pas de ce qu'il se passe aujourd'hui.»
Or, voilà donc que ces jeunes sots semblent avoir très bien compris de quoi il retourne avec cette réforme et qu'ils semblent vouloir s'engager dans la bataille du retrait. Et il faudrait les laisser faire? Que nenni! Que leur passe-t-il par la tête (pourtant censée être remplie uniquement de jeux vidéo et d'apéros entre potes)?
«Ce sont les mêmes qui reprochent aux jeunes de ne pas s'intéresser au fait politique et d'être sur TikTok. Il y a ici quelque chose de paradoxal.»
En première ligne, celui qui en a peut-être le plus fait les frais est Manès Nadel, 15 ans, responsable fédéral, à Paris, du syndicat La Voix Lycéenne. Son intervention assurée sur BFMTV lui a valu des invitations sur plusieurs plateaux, en même temps qu'un déferlement d'insultes. L'adultisme (dans le sens de discrimination à l'égard des jeunes) dans toute son aigreur.
«Ce sont les mêmes qui reprochent aux jeunes de ne pas s'intéresser au fait politique et d'être sur TikTok, constate Raphaël Haddad. Il y a ici quelque chose de paradoxal. Manès Nadel anticipe très bien la critique, d'ailleurs. Son discours est sincère, structuré, maîtrisé. C'est une intervention politiquement éloquente. Son degré de maturité politique est impressionnant.»
Ne pouvant donc attaquer le discours, les détracteurs versent dans les attaques ad hominem, «c'est-à-dire qu'on vient dénigrer la personne pour ce qu'elle est, et non pour ce qu'elle dit», définit le spécialiste en analyse du discours. Car en rejoignant la grogne, la jeunesse a bien pour but, elle aussi, de contrer la réforme, qu'elle a évidemment parfaitement comprise.
Dans le cas contraire, «c'est notre boulot de syndicat lycéen de l'expliquer, justement, souligne Gwenn Thomas-Alves, délégué national chargé de la vie lycéenne de la FIDL (Fédération indépendante et démocratique lycéenne). Nous sommes aussi là pour vulgariser les termes des économistes. C'est notre rôle de sensibiliser. Car nous sommes autant citoyens que des personnes de 30 ou 50 ans.»
Le jeune homme rappelle qu'ils ne reçoivent aucun élément de langage de la gauche ni de quiconque, et que leur engagement dans cette mobilisation repose également sur une forme de solidarité: «Les témoignages de lycéens que nous recueillons sont clairs, ils s'impliquent aussi pour leurs parents, ils n'ont aucune envie de voir leurs proches bosser jusqu'à 64 ans ou plus», confie Gwenn Thomas-Alves.
Ce projet de société les concerne
Colin Champion, président du syndicat La Voix lycéenne, reçoit aussi son lot quotidien d'invectives sur Twitter. «Le gouvernement a toujours craint la jeunesse et les syndicats lycéens et étudiants. Le discours de la droite, c'est que nous sommes instrumentalisés, ou bien juste dans une forme “d'euphorie de la lutte”. Mais nos difficultés et inquiétudes sont réelles.»
Entrer dans la lutte est impliquant pour la jeunesse, bloquer un établissement ou participer aux manifestations et grèves n'est pas anodin pour leur avenir. Le jeune homme évoque les risques liés à la perte d'une bourse, la pression considérable de Parcoursup qui attend des dossiers impeccables, le poids du contrôle continu qui pourrait connaître des perturbations. Il ne s'agit pas là de «rater des cours» pour le fun, donc, comme nombre d'adultes le laissent entendre.
«C'est un choix conscient de notre part, assure Colin Champion. Ces discours ne sont pas un frein à notre mobilisation. Au contraire, ça nous fait plutôt rire, ça nous conforte dans l'idée qu'on fait le job.» Car au-delà des retraites, c'est bien tout un projet de société qui est remis en cause, à propos duquel la jeunesse a évidemment son mot à dire. «On en est encore à “sois jeune et tais-toi”, soupire Raphaël Haddad. Or ce qu'ils nous disent, à juste titre, c'est que leur devenir se joue aussi dans les décisions prises actuellement.»
«Les jeunes pensent, ils sont structurés, ils ont une culture de la parole politique, ils sont des citoyens à part entière qui participent à la vie de la cité.»
Edwige Chirouter, professeure de philosophie à l'Université de Nantes et titulaire de la chaire Unesco sur la pratique de la philosophie avec les enfants et adolescents, observe une forte contradiction dans cette entreprise de décrédibilisation de la parole: «Rappelons que la société reconnaît qu'un adolescent de 13 ans est pénalement responsable de ses actes, et que la majorité sexuelle est à 15 ans, faisant donc des enfants et ados des sujets de droits.» Alors quid de la parole politique de la jeunesse? Ne vaut-elle rien? N'appartient-elle, cette parole politique, qu'aux élu·es, aux décisionnaires?
«Les jeunes pensent, ils sont structurés, ils ont une culture de la parole politique, ils sont des citoyens à part entière qui participent à la vie de la cité, ils font corps avec nous, c'est ça qu'il faudrait davantage démocratiser», plaide la philosophe, qui milite pour une meilleure prise en compte de la parole des jeunes des quartiers populaires. L'enseignante s'inquiète de cette parole politique, devenue uniquement celle des technocrates et des tableurs Excel: «Ces jeunes remettent au centre la question politique au sens noble du terme. Et si on fait de la politique, c'est aussi pour eux. Il faut recréer un récit collectif, et cette jeunesse y participe. Tant mieux s'ils prennent la parole, ils sont modélisants. Décrédibiliser leur parole est déshumanisant. Il faut au contraire la valoriser, la contredire si besoin, mais la soutenir.»
Rejet générationnel grotesque
Pour Ludivine Bantigny, la vision étriquée d'une partie de la classe politique et médiatique se heurte à celle de cette jeunesse impliquée, «au niveau de réflexivité impressionnant», qui voit la politique «comme un bien commun, et non pas seulement un bulletin de vote. L'objectif de ces discours de dénigrement est de diviser. Tout ça est très idéologique, c'est une stratégie médiatique.»
Les ficelles sont tellement grossières et le discours de rejet si creux qu'il en devient ridicule, grotesque. «Le clivage générationnel est trop essentialisant. Ce sont ces adultes qui finissent par se discréditer, souligne l'historienne. Ils ne voient que le chacun-pour-soi. Dire “ce n'est pas possible que les jeunes pensent à la retraite”, c'est vraiment ne rien comprendre à la solidarité.»
«En France, les tensions générationnelles sont relativement vives dans le débat politique, avec un sentiment d'injustice entre générations qui est fortement développé parmi les jeunes adultes, analyse Cécile Van de Velde. Il y a aussi la construction sociale et professionnelle d'une assez forte hiérarchie entre les âges: il faut attendre avant d'être légitime socialement et politiquement, ce qui tend à développer en retour un regard et un discours que je qualifierais de “paternaliste” sur les jeunes.»
Heureusement, une poignée de personnalités, fussent-elles influentes, ne suffisent pas à inhiber le rouleau compresseur d'une jeunesse décidée à tout mener de front. La disqualification de leur engagement n'aura, semble t-il, pas de prise sur eux. D'autant que de très nombreux commentaires intergénérationnels de soutien sont également apparus sous les tweets et extraits d'émissions, galvanisés par le côté déterminé de ces jeunes.
«Une fois rentrés dans le mouvement, on ne lâchera rien, insiste Gwenn Thomas-Alves, de la FIDL. Ces discours nous renforcent, ils n'ont aucun argument à nous opposer. Même si les remarques persistent, on continuera à se mobiliser dans la joie et la bonne humeur.»