Il est actuellement extrêmement risqué pour un objet identifié ou non de survoler sans autorisation les États-Unis. Le samedi 4 février, sur ordre de Washington, un avion de chasse militaire F-22 a abattu un ballon chinois, qui évoluait à près de 20.000 mètres d'altitude. Quand, après un parcours au-dessus du territoire américain, il s'est retrouvé au-dessus de l'Atlantique, au large de la Caroline du Sud, un missile AIM-9X l'a fait exploser et ses débris sont tombés à l'eau. Ce dirigeable avait une dimension proche de celle de trois autobus et, selon les autorités états-uniennes, ses nombreuses antennes et ses panneaux solaires lui ont probablement permis de collecter des informations sur les sites militaires survolés.
Le vendredi 10 février, un deuxième engin de taille beaucoup plus modeste est à son tour abattu, cette fois-ci au-dessus de l'Alaska, dès son entrée dans l'espace aérien des États-Unis. Avant de tirer, le pilote s'est approché de l'appareil pour s'assurer qu'aucun être humain ne se trouvait à bord.
Puis, le samedi 11 février, c'est encore un «objet de forme cylindrique» qui a été détruit par un F-22 de l'armée américaine au-dessus du Canada, dans le cadre d'une opération conjointe avec Ottawa. Selon la ministre de la Défense canadienne Anita Anand, il volait à un peu plus de 12.000 mètres d'altitude, et «constituait une possible menace pour la sécurité des vols civils». Le dimanche 12 février, un autre engin volant a été abattu par un avion de l'US Air Force au-dessus du lac Huron, dans le Michigan, à la frontière avec le Canada.
Il semble pour l'instant difficile de déterminer l'origine de tous ces engins et de désigner leur propriétaire. On peut seulement constater qu'ils sont nombreux à circuler dans la haute atmosphère américaine. Mais, selon le Pentagone, le premier d'entre eux –nettement plus important que les suivants– faisait partie d'un programme déployé au-dessus d'une quarantaine de pays répartis sur les cinq continents et mis en place par l'armée chinoise.
Un programme d'espionnage chinois depuis des décennies
Ce programme ne date pas d'hier. Il est l'aboutissement de la création de satellites artificiels chinois. Le premier d'entre eux a été lancé en avril 1970. Son nom était «Dong Fang Hong 1» («l'Orient est rouge 1») et il était équipé d'un émetteur radio qui diffusait en continu la musique du même nom, hymne du maoïsme. Ce vaisseau spatial, dont le son pouvait être capté, a tourné autour de la Terre pendant quelques années. Il avait été mis en orbite au moyen d'une fusée de fabrication chinoise.
Les scientifiques qui avaient réalisé ce lancement avaient été formés à partir de 1950 à Moscou. Puis, en 1960, lorsque survint la brouille entre l'URSS et la Chine, ils avaient achevé de construire ce satellite, tandis que certains de leurs collègues se consacraient à mettre au point la bombe atomique chinoise. Ces chercheurs étaient tenus à l'écart de la Révolution culturelle (1966-1976), mais certains d'entre eux furent cependant mis en cause et pour certains tués par les Gardes rouges.
Plus tard, en 1986, Deng Xiaoping, qui est alors l'homme fort du régime chinois, déclare que «les connaissances et les personnes talentueuses doivent être respectées». Et, un «programme 863» est décidé, qui établit comment la Chine va se lancer dans le développement de technologies avancées. Parmi celles-ci, les moyens d'espionnage les plus sophistiqués, tels que des satellites et des ballons équipés de matériels d'observation. Ces ballons sont pilotés à distance et ont l'avantage de pouvoir rester immobiles au-dessus des sites qu'ils photographient, filment et écoutent. Apparemment, la Chine a mis au point et constamment amélioré de tels engins au fil des décennies.
À partir de 2018, selon le Pentagone, toute une flotte de ballons permet à la Chine, de récolter de nombreuses «informations sur des installations militaires» notamment en Inde, au Japon, au Vietnam ou aux Philippines. Quant aux États-Unis, leur territoire va également être survolé à quelques reprises par des ballons espions chinois sous la présidence de Donald Trump. Ont-ils été précisément identifiés? En tout cas, le gouvernement des États-Unis de l'époque n'a pas jugé utile d'exprimer publiquement la moindre protestation.
La nouveauté, en ce début d'année 2023, c'est que Joe Biden a décidé de provoquer un véritable incident diplomatique.
Perte de contrôle ou tentative d'espionnage?
Au début, tout semblait pouvoir se passer dans la discrétion. Le jeudi 2 février, la Chine a commencé par nier être propriétaire du ballon. Puis, il y a eu un changement d'attitude. Pékin a exprimé des excuses en expliquant que cet «aérostat civil sans pilote» avait comme fonction de recueillir des données météorologiques et que les scientifiques chinois qui l'avaient lancé en avaient perdu le contrôle. Au passage, le directeur de l'Agence météorologique chinoise, Zhuang Guotai, 60 ans, est démis de ses fonctions par le gouvernement.
Mais côté états-unien, on n'en reste pas là. La Maison-Blanche et plusieurs dirigeants militaires vont communiquer largement et quotidiennement sur le ballon et sur les engins volants qui l'ont suivi. La politique intérieure s'en mêle. Au Congrès, les Républicains majoritaires et qui forment l'opposition à Joe Biden proclament que la destruction du ballon aurait dû se produire dès qu'il est entré dans l'espace aérien des États-Unis. Mais en même temps, le jeudi 9 février, tous les élus, démocrates et républicains, dans un rare moment d'unité, votent une résolution condamnant les activités d'espionnage de la Chine.
«Annuler le voyage très significatif d'Antony Blinken à Pékin, c'est, d'une certaine façon, faire perdre la face aux Chinois et essayer de ramasser des points dans la prochaine rencontre avec les États-Unis.»
Dans cette ambiance, dès le vendredi 3 février, après que le ballon a été repéré au-dessus du sol états-unien, Antony Blinken, le chef de la diplomatie des États-Unis, annule le voyage qu'il était sur le point de faire à Pékin. Il devait y rencontrer Wang Yi, récemment nommé directeur du bureau central des affaires étrangères du Parti communiste chinois, et être reçu par le président Xi Jinping. Cela aurait dû être la première visite officielle en Chine d'un haut responsable états-unien en cinq ans. Elle attendra un «moment plus approprié», a fait savoir Washington.
Spécialiste de la Chine et président de l'institut de recherches Asia centre, Jean-François Di Meglio voit une explication à l'insistance des États-Unis à gonfler l'incident provoqué par la Chine. «Pour moi, il est évident que cette affaire de ballon est montée en épingle par les États-Unis. Ils ont choisi ce créneau pour faire monter la tension avec la Chine. Annuler comme ça le voyage très significatif d'Antony Blinken à Pékin, c'est, d'une certaine façon, faire perdre la face aux Chinois et essayer de ramasser des points dans la prochaine rencontre avec les États-Unis, qui ne manquera pas d'avoir lieu.»
Dans chaque camp, on se renvoie la balle
En attendant, à Washington, on montre clairement qu'on ne croit pas à la version avancée par Pékin d'un ballon incontrôlé qui se serait perdu aux États-Unis. Aussi, le dimanche 5 février, après que le ballon a été abattu, le vice-ministre des Affaires étrangères chinois, Xie Feng, publie un communiqué où il affirme, à propos du parcours de cet objet volant: «Il s'agit d'un incident arrivé par le fait du hasard. Les choses sont parfaitement claires et toute interprétation diffamatoire est intolérable.» Aussi, Xie Feng demande à la partie états-unienne de «ne pas amplifier la situation de tension».
Et, dès le jour suivant, le lundi 6 février, Mao Ning, l'une des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, durcit le ton. Elle proclame que «la Chine, pays responsable, respecte le droit international et l'intégrité du territoire et la souveraineté de tous les États». «Dans l'histoire, ce sont plutôt les États-Unis qui ont piétiné ces principes, ajoute-t-elle. Que maintenant, ils dramatisent la situation n'est ni acceptable ni responsable.»
Le jeudi 9 février, Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense des États-Unis, propose une conversation téléphonique au ministre chinois de la Défense. Celui-ci ne répond pas. Ce silence est expliqué par Tan Kefei, porte-parole du ministère, qui déclare qu'en attaquant le ballon, les États-Unis ont «gravement violé les pratiques internationales et créé un très mauvais précédent. Cet acte irresponsable et gravement erroné n’a pas créé un climat propice au dialogue et aux échanges entre les deux armées.»
Le dialogue sino-américain se complique encore un peu plus lundi 13 février, quand Wang Wenbin, un autre porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, déclare que «rien que depuis l'année dernière, des ballons états-uniens ont survolé le territoire de la Chine à plus de dix reprises, sans aucune autorisation». Et il ajoute que Pékin a géré ces incursions «de manière responsable et professionnelle».
Ce qui paraît vouloir dire que Pékin n'en aurait pas parlé publiquement. À Washington, Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche, réplique immédiatement: «Toute affirmation selon laquelle l'État américain utilise des ballons espions au-dessus de la Chine est fausse. […] C'est la Chine qui possède un programme de ballons espions à haute altitude.»
Aux États-Unis comme en Chine, des tensions internes
Avec de tels échanges, il y a largement de quoi relancer la méfiance entre la Chine et les États-Unis. Après une rencontre en novembre dernier au sommet du G20 à Bali entre Joe Biden et Xi Jinping, il semblait que les rapports entre les deux pays pouvaient s'améliorer. Pour la Chine, il est actuellement important, afin de retrouver un meilleur niveau de développement économique, que sa relation avec les États-Unis se stabilise. Tandis qu'en Amérique, on craint avant tout la montée en puissance de la rivalité avec la Chine.
L'envoi de ce ballon chinois au-dessus des États-Unis juste avant la visite d'Antony Blinken à Pékin a cependant de quoi étonner. Les gestionnaires de ce genre d'instruments d'espionnage n'étaient-ils pas informés de la venue en Chine du secrétaire d'État des États-Unis? Ou bien, peut-il s'agir d'une opération de sabotage de cette visite qui visait en fait à amoindrir la crédibilité du président Xi Jinping?
Si tel est le cas, la venue d'Antony Blinken était-elle vraiment opportune du point de vue du pouvoir chinois? Jean-François Di Meglio formule cette hypothèse: «Il pourrait se faire qu'à Pékin, on n'avait pas envie que Blinken vienne parce que les différents groupes de dirigeants sont tous en train de se disputer. Et qu'autour de Xi Jinping, on n'avait aucune envie qu'un étranger vienne observer tout ça. Ce n'est pas impossible. De nombreux éléments laissent penser qu'il règne un grand désordre au sommet à Pékin.»
Si l'objectif de ceux qui, à Pékin, ont envoyé ce ballon aux États-Unis était de tester la vigueur des réactions américaines, ils ont désormais une réponse à leurs interrogations. En même temps, cet incident peut amener la Chine, dans les mois qui viennent, à éviter de s'attaquer frontalement à tel ou tel aspect de la politique états-unienne. Voire à faire quelques concessions sur certains dossiers commerciaux.
Autre sujet, il reste à déterminer qui a lancé les autres objets volants circulant dans le ciel et que l'US Air Force a abattu. Le lundi 13 février, Karine Jean-Pierre, la porte-parole de la Maison-Blanche, a déclaré en plaisantant: «Il n'y a pas d'indication d'extraterrestres ou d'activité extraterrestres.» C'est en effet sur Terre, aussi bien entre États-Uniens et Chinois qu'à l'intérieur de la vie politique américaine, que toutes ces affaires apparues dans l'espace vont continuer d'avoir des retombées.