Dans ces chroniques économiques, le vert n'est pas tellement prisé. Il sert trop souvent d'alibi et ne veut rien dire. La vision binaire du monde n'aide guère à avancer: il n'y a pas les bons et les méchants, le blanc et le noir et, dans le domaine de l'écologie, le vert et le marron. Parmi ceux qui se prétendent verts, il y a ceux qui sont sincères et font œuvre utile, ceux qui sont sincères mais peu efficaces et ceux qui exploitent sans vergogne ce qu'ils considèrent comme un nouveau filon. La finance verte ne pouvait échapper à ces dérives.
En septembre 2021, nous pouvions écrire ici: la finance verte est (pour le moment) une arnaque. Ce jugement peu flatteur correspondait, pour l'essentiel, à la réalité. Aujourd'hui, il serait à nuancer très nettement: dans le monde de la finance, on a compris qu'il n'était plus possible de continuer à faire son business as usual, qu'on est entré dans un nouveau monde et qu'il fallait aller vite face au défi posé par le changement climatique dont les origines anthropiques ne sont plus discutées que par une petite minorité. La question n'est plus de savoir maintenant s'il faut faire quelque chose, mais quoi et comment.
À la base, la peur du risque
On peut penser que les financiers ont été longs à réagir. Car le problème leur a été exposé dans toute son ampleur et sa gravité dès septembre 2015 par Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d'Angleterre, dans un discours remarqué où il leur expliquait les risques qui allaient peser sur eux si un changement de cap rapide n'était pas opéré.
Il y avait d'abord les risques physiques liés au changement climatique ou aux événements météorologiques (incendies, tempêtes, inondations), les risques en responsabilité (les victimes de pertes dues au changement climatique pouvant se retourner contre les émetteurs de gaz à effet de serre et leurs assureurs) et les risques de transition (des unités de production liées d'une façon ou d'une autre aux énergies fossiles risquant de perdre tout ou partie de leur valeur).
Ce discours s'adressait à un public d'assureurs, mais tous les financiers ont vite compris qu'ils étaient concernés: le risque de perdre de l'argent est un argument auxquels ces professionnels ne pouvaient rester insensibles. Mais Mark Carney savait pertinemment que, au-delà de l'émotion suscitée par ses avertissements, les changements concrets seraient lents. Comme il le disait lui-même, il s'agissait d'une «tragédie des biens lointains»: les problèmes se poseraient surtout aux générations futures et ceux qui l'écoutaient pouvaient ne pas se sentir immédiatement menacés.
Toutefois, ces idées ont fait leur chemin. Les pressions exercées par les mouvements écologistes et la réalité de moins en moins contestable du changement climatique ont fait le reste.
Le greenwashing ne trompe plus personne
Aujourd'hui, on arrive à un point tout à fait intéressant où la finance verte, en tant que sous-ensemble de la finance, est en train de disparaître: c'est toute la finance prise dans son ensemble qui est train de se verdir ou, plus précisément, qui doit se verdir. Ainsi que le déclarait récemment Mathieu Vaissié, directeur de recherche de la société de gestion Ginjer AM, «il s'agit de faire passer notre système économique d'un équilibre à un autre, le transition ne peut se faire que si on réussit à coordonner toutes les énergies».
Ces propos ont été tenus dans le cadre d'une réunion de l'AEFR, Association Europe-Finances-Régulations, dont le programme des réunions suffit à donner une idée des questions qui préoccupent les financiers aujourd'hui: la transition climatique et, plus globalement, la croissance soutenable.
Le thème de cette réunion était en lui-même parfaitement inimaginable il y a quelques années: «De la nécessité de trouver le juste milieu entre greeenwashing et greenblushing». Le greenwashing, tout le monde connaît et, malheureusement, c'est une réalité: des entreprises ou des gouvernements mettent en avant leur action en matière de protection de l'environnement, mais entre le discours et les actes, le fossé est considérable.
Pour définir le rôle que peut jouer la finance verte, il faut à la fois avoir une connaissance précise des conséquences du changement climatique et bien connaître la finance.
Cette pratique ne trompe plus personne et elle est aujourd'hui dénoncée si violemment que des entreprises en viennent à faire du greenblushing, c'est-à-dire qu'elles rougissent de ce qu'elles font en matière d'environnement, qu'elles n'osent pas en parler de peur de se faire accuser publiquement de mensonge et de tromperie. Cette réaction peut paraître excessive, mais elle est intéressante: elle montre que le temps des paroles creuses est passé et qu'on arrive au temps de l'action.
Un autre de ses invités récents a été Jean Boissinot, adjoint au directeur de la stabilité financière à la Banque de France et responsable du secrétariat du NGFS, Network for Greening the Financial System (organisme réunissant des banques centrales et des superviseurs financiers lancé en décembre 2017 à Paris lors du One Planet Summit, qui vise au partage de l'information et à l'élaboration de recommandations pour verdir le système financier). Jean Boissinot part d'un constat: pour définir le rôle que peut jouer la finance verte, il faut avoir à la fois une connaissance précise des conséquences que peut avoir le changement climatique et bien connaître la finance et son fonctionnement.
«Rigoureusement financière, ambitieusement verte»
Alors, pour expliquer cela, il a écrit un livre sobrement intitulé «La finance verte», qui n'est ni un pamphlet contre «l'illusion de la finance verte» ni un panégyrique de l'action des financiers, mais une description nette et précise de la façon dont se posent les problèmes, de la façon dont on peut les résoudre et de ce que peut faire chacun des acteurs financiers (banques, assurances, banques centrales). Il s'agit pour la finance d'être «rigoureusement financière, ambitieusement verte».
De toutes ces réflexions menées dans le milieu financier ressort une évidence: les gouvernements et les divers régulateurs ont un rôle majeur à jouer. Il faut qu'un cap soit fixé et que chaque acteur économique, financier, entrepreneur ou consommateur sache précisément où on veut aller, comment et à quelle vitesse. L'exemple de la voiture électrique est clair: le fait de fixer un calendrier européen pour la fin de la mise en vente des voitures à moteur thermique permet de mobiliser les énergies et les capitaux dans une direction.
Il est vrai que beaucoup de temps a été perdu. Mais il faut aussi rappeler qu'il a fallu attendre l'accord de Paris de 2015 pour que des objectifs précis soient fixés au niveau international. Et, en ce qui concerne des points très concrets, il a fallu par exemple attendre l'accord de Glasgow de 2021 pour avoir les modalités concrètes d'application de l'article 13 de cet accord de Paris, qui oblige chaque pays signataire à fournir régulièrement les informations nécessaires au suivi des progrès accomplis dans la mise en œuvre et la réalisation des engagements qu'il a pris (engagements consignés dans la «contribution déterminée au niveau national»).
«Tsunami réglementaire»
S'il y a un cadre d'action, encore faut-il que ce cadre soit clair, précis et ne change pas trop souvent. Ainsi, le 30 janvier dernier, s'est tenu à Paris à l'initiative de la Banque de France un colloque rassemblant des experts du climat, des fournisseurs de données, des investisseurs et régulateurs pour débattre des outils et mesures du secteur financier pour atteindre l'objectif zéro émission nette à l'horizon 2050. On a pu y entendre des intervenants dénoncer un «tsunami réglementaire», d'autres le manque d'harmonisation des standards de reporting (d'information) sur les critères ESG (environnement, social, gouvernance), etc.
Tout le monde a en mémoire les longues batailles pour établir la taxonomie européenne, c'est-à-dire la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l'environnement et les discussion sur la réglementation SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), qui régit la communication des acteurs financiers, notamment sur les fonds d'investissement qu'ils gèrent.
Certains fonds dits «article 9» sont censés avoir beaucoup d'ambition en matière de transition énergétique, d'économie circulaire ou de préservation de la biodiversité, alors que ceux de l'article 8 respectent simplement certains critères ESG et que le commun des fonds rentre dans l'article 6. Or, il est apparu à l'usage que le niveau d'exigence requis pour pouvoir se prévaloir de l'article 9 était assez faible; il a donc été relevé au début de cette année et des gérants qui pouvaient fièrement exhiber le classement de leurs fonds en article 9 ont dû rétrograder en catégorie article 8. Et même des fonds article 8 sont menacés de déclassement.
Les critères ESG discutés
Quant aux critères ESG, ils posent beaucoup de problèmes. En juillet dernier, The Economist avait carrément mis les pieds dans le plan en faisant ainsi sa une: «ESG, trois lettres qui ne sauveront pas la planète».
De fait, beaucoup de financiers sont d'accord pour admettre que des entreprises placées en portefeuille peuvent avoir de très bonnes notes ESG parce qu'elles ont réalisé de bonnes performances quand il s'agit du S (social) ou du G (gouvernance), mais qu'elles n'ont aucune véritable politique de lutte contre le changement climatique.
De plus, le problème est compliqué par le fait que tous les organismes de notation extra-financière (par opposition aux organismes de notation financière qui ne jugent les entreprises que sur leur capacité à rembourser l'argent qu'elles empruntent) n'ont pas les mêmes pratiques et ne notent pas de la même façon. Quand il s'agit par exemple d'apprécier les annonces faites par les entreprises en matière d'émissions de gaz à effet de serre évitées, les notes évoluent entre «indulgence et arnaque, nous dit un bon connaisseur du dossier, c'est la porte ouverte à tous les greenwashings».
La logique voudrait que l'ISSB et l'EFRAG finissent par trouver un accord et harmonisent leurs pratiques par le haut, mais cette éventualité ne semble pas la plus probable.
Pour corser le tout, les organismes chargés d'édicter des standards de présentation des données comptables échangées à travers le monde n'ont pas la même approche sur les risques environnementaux. Ainsi l'ISSB, International Sustainability Standards Board, à cheval sur l'Atlantique avec des bureaux à Montréal et à Francfort, ne se préoccupe que de l'aspect financier des risques ESG pesant sur les comptes des entreprises.
Mais la Commission européenne, qui a créé l'EFRAG, European Financial Reporting Advisory Group, met en avant le concept de double matérialité, celle des risques ESG sur les comptes des entreprises, mais aussi celle de l'impact des activités des entreprises sur leur environnement. Il s'agit évidemment de voir si les entreprises s'inscrivent bien dans une trajectoire de décarbonation de l'économie.
Vents contraires
La logique voudrait que les deux organismes finissent par trouver un accord et harmonisent leurs pratiques par le haut. Mais cette éventualité ne semble pas la plus probable quand on voit ce qui se passe aux États-Unis. En Californie, Ron DeSantis, qui brigue la candidature républicaine pour la prochaine élection présidentielle, a retiré à la société BlackRock la gestion de 2 milliards d'actifs et ne laissera à cette société et à d'autres le soin de gérer les 200 milliards de fonds de pension californiens que si elles renoncent à utiliser les critères ESG, qui seraient la marque d'un «woke capitalism».
Et on retrouve des situations comparables dans tous les États-Unis là où on produit du gaz et du pétrole et où le Parti républicain est aux manettes. Conséquence directe de ces pressions: Vanguard, deuxième société mondiale de gestion derrière BlackRock, a annoncé en décembre 2022 qu'elle quittait les Net Zero Asset Managers, qui sont membres de la GFANZ, Glasgow Financial Alliance for Net Zero, coalition de grandes institutions financières engagées dans l'accélération du processus de décarbonation de l'économie créée en avril 2021 à l'initiative de Mark Carney.
«Il n'est pas raisonnable de nous demander de prendre des mesures qui conduiraient en pratique à sortir immédiatement d'un secteur dont la décroissance doit être certes organisée, mais en bon ordre.»
Les organisations écologistes n'aident pas vraiment le processus. Pour elles, la seule façon responsable de gérer la finance verte serait d'exclure toutes les sociétés qui produisent du charbon, du pétrole et du gaz. On comprend bien la logique de cette exigence, mais il n'est pas sûr qu'elle aille réellement dans le bon sens.
Pour le charbon, cela ne pose pas trop de problèmes, du moins en Europe de l'Ouest où il n'est pas très compliqué de placer son argent en dehors de cette industrie. Mais pour le pétrole et le gaz, c'est d'autant plus compliqué qu'on en a encore besoin et qu'on en aura besoin longtemps encore.
Face aux accusations lancées par plusieurs ONG de manquement au devoir de vigilance imposé par la loi de mars 2017, Antoine Sire, directeur de l'engagement de BNP Paribas, répond non sans raison: «Il n'est pas raisonnable de nous demander de prendre des mesures qui conduiraient en pratique à sortir immédiatement d'un secteur dont la décroissance doit être certes organisée, mais en bon ordre.»
Logique contestable
Cette logique de l'exclusion est en fait complètement improductive. On le voit bien au moment où les entreprises pétrolières réalisent des profits colossaux: plus de 20 milliards de dollars pour TotalEnergies en 2022, de 35 milliards pour Chevron, de 42 milliards pour Shell, de 55 milliards pour ExxonMobil. Faut-il laisser aux seuls investisseurs qui se moquent complètement du climat la disposition des dividendes qui seront versés? Ne faudrait-il pas plutôt entrer en force au capital de ces groupes pour voter aux assemblées générales et peser sur leurs décisions d'investissement pour les orienter davantage vers les énergies renouvelables?
Un autre effet pervers est à noter: les investisseurs qui veulent être à l'abri de toute critique se ruent sur les entreprises qui présentent toutes les garanties environnementales, au risque de provoquer des bulles spéculatives, comme on en a vu récemment encore sur l'hydrogène vert. La spéculation serait-elle plus défendable quand elle se fait sur des valeurs vertes? Ne serait-il pas plus efficace d'investir dans des entreprises qui n'ont pas des politiques environnementales très satisfaisantes pour les amener vers des politiques plus conformes aux objectifs de l'accord de Paris? Si on veut vraiment réduire les émissions de gaz à effet de serre, c'est en partant des entreprises qui n'ont pas un bon bilan carbone que l'on pourra faire le plus de progrès.
«Une réponse très élégante au problème climatique»
C'est d'autant plus vrai que l'engouement pour certains secteurs peut cacher l'opportunité d'investissements dans d'autres dont on parle moins, mais qui offrent des perspectives d'avenir tout à fait intéressantes à tout point de vue. Par exemple, avez-vous entendu parler du biochar? C'est un charbon d'origine végétale obtenu par pyrolyse de biomasse; non seulement il séquestre du CO2, mais il peut servir pour améliorer la qualité des sols. En France, on n'en a guère besoin pour nos sols et de surcroît, il y a déjà une forte concurrence pour l'utilisation de la biomasse.
En revanche, dans les pays tropicaux où les sols sont souvent acides, le biochar peut remplacer avantageusement des entrants chimiques; il peut être produit localement à partir de déchets végétaux, notamment dans les régions où on produit de la canne à sucre, il peut se faire dans de petites unités implantées localement, donc sans beaucoup de consommation d'énergie pour les transports; il crée de l'emploi et les gaz émis lors du processus de pyrolyse peuvent être utilisés pour produire de l'électricité dont beaucoup de pays africains ont un grand besoin.
En Europe, les financiers prennent l'affaire au sérieux et tous ne se contentent pas de faire du greenwashing.
C'est ce qu'a compris Axel Reynaud, ancien du BCG, Boston Consulting Group, qui, avec quatre personnes dont le climatologue Jean Jouzel, ancien vice-président du groupe scientifique du GIEC, a créé NetZero dans le but de séquestrer du carbone présent dans l'atmosphère en produisant du biochar dans les zones tropicales; l'équipe travaille maintenant à mettre au point des unités de petite taille, qu'il serait possible d'installer très rapidement, simples à utiliser et à entretenir. L'objectif est d'atteindre 2 millions de tonnes de CO2 stockées par an d'ici à 2030.
C'est peu par rapport aux milliards de tonnes de CO2 que l'on déverse encore dans l'atmosphère, mais c'est un début. Comme le dit Jean Jouzel quand on lui demande pourquoi il a mis sa réputation scientifique au service de cette entreprise, «c'est une réponse très élégante au problème climatique». Des investisseurs l'ont bien compris et c'est ainsi que Stellantis, L'Oréal et CMA CGM ont décidé d'apporter 11 millions d'euros à son capital.
La finance suivra-t-elle?
Le cas de NetZero mérite d'être signalé, mais il n'est pas isolé. Les entrepreneurs qui ont compris l'urgence d'agir pour le climat sont plus nombreux qu'on ne le croit. Il suffit d'interroger les jeunes ingénieurs pour comprendre que beaucoup sont prêts à relever le défi. La finance suivra-t-elle? Il est aujourd'hui permis de l'espérer.
En tout cas, en Europe, on voit que les financiers prennent l'affaire au sérieux et que tous ne se contentent pas de faire du greenwashing. Le virage pris par la Banque centrale européenne, qui a sérieusement verdi sa politique, joue un rôle décisif. Au début, ce n'était pas évident. Une banque centrale a pour première mission d'assurer la stabilité monétaire; elle n'a pas à être mise au service d'une politique particulière, si importante soit-elle; elle doit observer une stricte neutralité quand elle intervient sur les marchés, elle ne doit pas faire de discriminations entre les emprunteurs.
Toutefois, depuis le discours de Mark Carney, il n'est plus possible d'ignorer que le changement climatique peut perturber la stabilité financière. La banque centrale devait en tenir compte. Elle le fait progressivement. Un pas décisif a été accompli en juillet 2022 lorsqu'elle a annoncé qu'elle prendrait en compte les enjeux climatiques dans la gestion de son portefeuille d'obligations et qu'elle limiterait le volume des titres émis par des entreprises polluantes quand les établissements financiers les apportent en garantie. Et le 24 janvier, elle a publié de nouveaux indicateurs statistiques ayant un lien avec le climat, tels que le recensement des instruments de dette affichés comme verts ou à objectifs durables, les émissions de carbone financées par les institutions financières et l'impact des risques physiques liés au climat.
On peut juger que tout ne va pas assez vite, car la réduction des émissions de carbone est à peine amorcée. Mais le mouvement est lancé et les financiers n'ont plus guère le choix: quelles que soient leurs propres convictions, ils doivent le suivre, sinon leur activité risque d'en pâtir. Et, même si leur action n'est pas au-dessus de toute critique, les responsables européens font le travail. S'il en était ainsi partout dans le monde, les objectifs définis par les accords de Paris et de Glasgow auraient une chance d'être atteints; ce n'est pas encore le cas.