C'est arrivé. Ici. Il n'y a pas longtemps. Cela arrive aujourd'hui et arrivera demain. On en parle, beaucoup (et à juste titre) quand c'est en Europe, en Ukraine; encore pas mal quand des intérêts français sont menacés, et puis plus du tout. Air connu.
Il y a eu la guerre, là-bas, en Côte d'ivoire –et aussi en Centrafrique, au Mali, au Burkina, en Guinée, pour ne parler que de cette zone-là. C'est loin, aussi pour ce citoyen français, Djo.
Mais s'il est né en région parisienne, où il a grandi, où il travaille, Djo ne peut pas ignorer que sa famille est originaire de Côte d'Ivoire. Et la voilà qui arrive, la famille, pour une fête familiale; mais après, repartir, quand le pays est à feu et à sang?
Et puis d'autres, des voisins de là-bas qu'on connaît, puis d'autres, qu'on ne connaît pas. Des femmes, des hommes, des enfants, par dizaines, par centaines.
L'existence de Djo n'était pas facile, avec sa fille dont il essaie de bien s'occuper malgré la vie précaire, les relations tendues avec la mère de la gamine, les malentendus avec sa propre mère. Après, quand ça s'embrase à Abidjan, tout devient beaucoup, beaucoup plus compliqué.
Des réponses? Quelles réponses?
Il y aura des réponses, pas sûr que ce soit de bonnes réponses, mais qui avait une meilleure idée? Il y aura des bricolages, un peu limites mais qui se défendent, et puis qui se figent et se défendent moins bien, ou pas du tout.
Sylvia (Zélie Biyen), et sa maman, travailleuse sociale (Ophélie Bau), deux des multiples présences qui polarisent la vie de Djo. | The Jokers Films
Djo qui se démène, et autour de lui, ce tourbillon de vrais amis, demi-amis, faux amis, proches pas si proches, ceux et celles aux motivations diverses, aux manières de voir le monde différentes, sinon incompatibles. Aux contraintes et aux priorités variées.
Ainsi, autour de ce très beau personnage central qu'incarne Moussa Mansaly, le premier film réalisé par Steve Achiepo invente une manière dynamique de connecter de nombreux registres et de nombreux sujets.
Une dynamique sans répit
Autant que le travail de chauffeur-livreur où s'épuise Djo, c'est la mise en scène qui active ces circulations incessantes entre plusieurs situations de natures différentes, entre plusieurs modes de comportements, plusieurs systèmes de références, plusieurs tonalités de cinéma, de la chronique sociale au polar, et du drame familial à la géopolitique.
Différents liens amicaux, familiaux, d'intérêts, agissent et interfèrent. La manière dont le film les mobilise autour de Djo déjoue tous les simplismes, aussi bien ceux des clichés de cinéma que les explications réductrices de situations complexes et tragiques.
Félicité (Aïssa Maïga), forcée de devoir trouver sans cesse des solutions d'urgence. | The Jokers Films
Ainsi l'enjeu central du récit, celui des marchands de sommeil et des conditions catastrophiques du mal-logement, dont les migrants sont les plus fréquentes victimes, mais pas les seules, prend un relief bien plus riche de sens qu'une simple dénonciation ou un thriller enfermé dans les règles de son genre.
Il y a des mécanismes, humains, institutionnels, mais pas d'engrenage fatal. Il y a des choix, des aveuglements, des arrangements. Il y a aussi une inégalité de situations, d'autres systèmes de valeurs, qui n'annulent ni le droit ni la morale, mais s'y greffent, et incitent à les interroger, sans pour autant les renier.
Tout le monde triche, un peu, beaucoup, entièrement –celles et ceux qui se veulent et se croient du côté de la légalité et du respect des règles aussi.
Djo, son ex, sa mère, sa fille, sa voisine, son patron, l'«homme d'affaires» qui arrange les coups et tire ficelles et marrons du feu, d'autres encore apparaissent sous des jours et des ombres, qui sans minimiser la réalité tragique des problèmes, ménagent une place à chacune et chacun, et à la fiction. Et donc, aussi, une place au spectateur.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Le Marchand de sable
de Steve Achiepo
avec Moussa Mansaly, Aïssa Maïga, Ophélie Bau, Benoît Magimel
Durée: 1h46
Sortie le 15 février 2022