Culture

En douceur, «La Romancière, le film et le heureux hasard» explore des gouffres

Temps de lecture : 4 min

Le nouveau film de Hong Sang-soo accompagne son personnage principal au fil de rencontres qui semblent anodines et où se déploie un immense paysage d'émotions, d'angoisses, de désirs.

Première rencontre, moins fortuite qu'il n'y paraît, entre la romancière (Lee Hye-young), la libraire (Seo Young-hwa) et son assistante (Park Mi-so). | Arizona Distribution
Première rencontre, moins fortuite qu'il n'y paraît, entre la romancière (Lee Hye-young), la libraire (Seo Young-hwa) et son assistante (Park Mi-so). | Arizona Distribution

– Bonjour… Ah c'est toi! Quelle bonne surprise de te rencontrer ici.
– Oh, comment vas-tu, il y a si longtemps qu'on ne s'est vues…

On dit «small talk», qui n'est pas exactement du bavardage, tout de suite péjoratif. Là, il s'agit seulement de conversations aux enjeux apparemment minimes, de paroles de circonstances.

L'écrivaine qui a eu du succès mais n'écrit plus a fait le voyage depuis Séoul pour revoir l'ex-amie, qui a quitté la capitale incognito pour ouvrir une petite librairie dans cette ville moyenne.

Plus tard, elle croise par hasard un réalisateur qui devait autrefois adapter un de ses romans et ne l'a pas fait, et qui fut aussi son amant, et est aujourd'hui accompagné de sa femme. Ce sera ensuite la rencontre d'une actrice vedette qui s'est mise à l'écart des plateaux et de la célébrité, à qui elle propose de faire un film ensemble.

Puis, revenue à la librairie, l'écrivaine s'attable avec la libraire et l'actrice, mais aussi un poète vieillissant qu'elle a bien connu et une jeune fille qui étudie la langue des signes.

À chaque rencontre ou retrouvaille s'enclenchent ces échanges où se mêlent à doses homéopathiques politesse, curiosité, amertumes, rancœurs, fragments de souvenirs affectueux ou amusants, hypothèses plus ou moins solides, projets plus ou moins sincères.

Un film de terreur

Un film en surface autour de la parole, des mots échangés? Oui, en effet. Et pas du tout. La Romancière… est un film d'une grande violence. C'est aussi un film extrêmement physique, où le langage des corps, les expressions, les gestes accomplis, esquissés, retenus, racontent en permanence bien davantage que ce qui se dit (et qui importe aussi).

Il y a la douleur et la mort, la peur de vivre et celle de crever, il y a des existences tordues ou amputées, et des gouffres de panique. Partout, sans cesse. Le vingt-septième film de Hong Sang-soo est un film de terreur, une tragédie. D'autant plus que cela ne se remarque pas tout de suite, ou même seulement après qu'il est terminé.

Autour de l'actrice (Kim Min-hee), le jeune homme empressé (Ha Seong-guk) et la romancière. | Arizona Distribution

La légèreté fluide des circulations, dans ce noir et blanc doux et lumineux qui paraît mettre chacune et chacun au même niveau, selon une sorte d'égalité de présence qui est un leurre parmi tant d'autres, participe de l'apparence de lac paisible où flotteraient les relations.

Par son élégance comme par sa cruauté, le film invoque le souvenir de La Ronde, la pièce de Schnitzler tout autant que le film de Max Ophuls, également pour la circularité du trajet de la romancière, et la succession de rencontres. Mais il est moins systématique, dans son exploration d'une jungle d'affects douloureux et vitaux.

Il est plus radical aussi, en maintenant hors de la parole comme hors de l'image l'essentiel de ce qui s'éprouve, pour ne laisser affleurer, dans les dialogues aussi, que les échos de tout ce qui tremble et tonne de frustrations, d'angoisses, de désirs.

Des signes et des femmes

S'il tient presque constamment la note d'une apparente superficialité de bonne compagnie, ce film dont le titre original n'évoque ni le hasard ni rien d'heureux a pourtant commencé par une violente dispute, hors-champ, dont on n'identifiera que plus tard les protagonistes.

Il comporte une scène mystérieuse, cette petite fille derrière la vitre qui fixe la conversation entre l'écrivaine et la jeune actrice, sans autre explication. Et il s'achève (après le générique de fin) sur un fragment terriblement triste et émouvant, révélation d'autant plus poignante qu'elle n'énonce, fugacement, qu'une évidence.

Ces trois moments confirment que Hong Sang-soo ne cache pas son jeu. Il se contente, avec une infinie délicatesse et une impitoyable rigueur, d'enregistrer les traces d'un mal de vivre vertigineux, emmitouflé dans de multiples oripeaux «sociaux», de convenance, mais aussi de protection.

L'actrice, l'assistante, la libraire, le poète (Ki Joo-bong), la romancière, et bon nombre de bouteilles de makgeolli, l'alcool de riz coréen, qui contribue à délier les langues. | Arizona Distribution

Comme souvent désormais dans ses films, les femmes sont au cœur de ces cheminements entrecroisés, même si les hommes ne sont ni épargnés, ni enfermés dans une seule fonction.

L'écrivaine, la libraire, la jeune actrice, la femme du réalisateur, l'assistante qui apprend la langue des sourds composent au fil des séquences et des situations une galaxie de vies fragilisées par des choix, des circonstances, des interrogations qu'aucune explication simpliste ne saurait définir, encore moins résoudre.

Une œuvre d'une impérieuse cohérence, un film singulier

Retrouvant la plupart des interprètes qui peuplent ses films depuis une décennie, Hong Sang-soo inscrit clairement cette nouvelle réalisation dans la continuité d'une œuvre extraordinairement cohérente, dans ses choix artistiques comme dans ses thématiques.

Un moment de complicité entre l'actrice qui ne veut plus jouer et l'écrivaine qui veut devenir réalisatrice. Mais qu'y a-t-il derrière la vitre? | Arizona Distribution

À cette œuvre désormais considérable, la Cinémathèque française rend actuellement un hommage mérité, avec l'intégrale des réalisations déjà distribuées, au moment où sort ce «nouveau film» –relativement nouveau, en fait, puisque fidèle à son rythme de travail, le cinéaste en a terminé deux autres depuis.

La continuité de style est une évidence chez ce cinéaste majeur d'aujourd'hui, au point qu'on a pu considérer que chaque nouveau titre, un ou deux par an, était comme un nouveau chapitre d'un unique et interminable film. C'est vrai, mais il ne faudrait pas que cet aspect si singulier, et si puissant, occulte la singularité de chaque proposition.

Et c'est tout particulièrement vrai avec Le Film de la romancière –traduction du titre original, où «le film» désigne aussi bien celui que réalise l'écrivaine avec la jeune actrice que celui que lui consacre Hong.

La tonalité hantée, la manière de mobiliser les ressources du langage verbal, du small talk à la poésie, de celui des corps et de celui du cinéma, fait de ce film-là une œuvre à part entière, impressionnante de force, d'inquiétude et de beauté.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

La Romancière, le film et le heureux hasard

de Hong Sang-soo

avec Lee Hye-young, Kim Min-hee, Seo Young-hwa, Park Mi-so, Kwon Hae-hyo, Ha Seong-guk, Ki Joo-bong

Séances

Durée: 1h33

Sortie le 15 février 2023

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