Une fois de plus, le trophée a échappé à Beyoncé. Lors de la cérémonie des Grammy Awards aux États-Unis, réunissant le gratin de l'industrie musicale, le prix de l'album de l'année –considéré comme la récompense la plus prestigieuse– est revenu au Britannique Harry Styles pour Harry's House. Le chanteur de 29 ans, découvert en 2010 dans le télé-crochet anglais «The X Factor», a raflé la mise face à celle que tout le monde s'apprêtait à voir gagner avec son album Renaissance.
La déception fut grande, et la phrase lancée par Harry Styles au moment de récupérer son trophée –«Cela n'arrive pas souvent aux personnes comme moi»– a réveillé les divisions politiques et culturelles traversant les États-Unis. Nombreux sont ceux qui renvoient, depuis quelques jours, le chanteur à son statut d'homme blanc. Pourtant, à l'heure où le pays se questionne sur l'ominiprésence des «nepo babies» («filles et fils de»), il peut être intéressant d'analyser ses propos à travers une grille de lecture sociale.
La différence fondamentale entre Beyoncé et Harry Styles
«Harry Styles, c'est l'enfant d'un petit village au Royaume-Uni, rappelle Khal Ali, créateur de contenus musicaux. Il s'est fait connaître en intégrant un boys band qui faisait de la pop très commerciale [One Direction, ndlr]. Alors forcément, le but pour lui, une fois lancée sa carrière solo, ça a été de tout faire pour réussir à être pris au sérieux.»
C'est à ses 16 ans qu'Harry Styles s'est fait connaître du grand public. À l'époque de son audition, il travaillait alors encore en tant que boulanger. Si un flou subsiste autour de la classe sociale dont il est issu –ses parents étaient employés de bureau et de banque, ce qui l'inscrirait plutôt dans la classe moyenne–, le jeune homme semble n'avoir bénéficié d'aucun réseau pour l'aider à gravir les marches de l'industrie musicale.
«Lorsqu'en recevant son prix, Harry Styles a évoqué les personnes “comme [lui]”, beaucoup ont pensé de manière totalement illogique qu'il pouvait parler des hommes, ou des Blancs, ou des hétéro qui portent des jupes. Cela n'a aucun sens, explique Adrien Naselli, journaliste et auteur d'un livre-enquête sur les transfuges de classe intitulé Et tes parents, ils font quoi?. C'est assez intéressant et très révélateur de voir comment les médias oublient finalement la question sociale. Car aussi talentueuse soit-elle –et même si elle aurait amplement mérité de gagner ce prix–, Beyoncé reste la fille d'un producteur de musique. Et son père a littéralement lancé sa carrière.»
La chanteuse est donc une «nepo baby», soit une personne «qui [a] profité du réseau de [ses] parents pour faire grandir [sa] carrière», précise Khal Ali. Un terme popularisé par une jeune génération, très présente sur TikTok, «qui ne laisse pas passer les privilèges, notamment ceux des hommes blancs et hétéros» et qui a «réalisé qu'il y avait d'autres privilèges reliés à l'héritage», poursuit Adrien Naselli.
Le New York Magazine a ainsi consacré sa une du 19 décembre 2022 à ces fameux «nepo babies», affichant en couverture ces enfants de stars qui ont profité du réseau de leurs parents, à l'instar de Lily-Rose Depp, la fille de Johnny Depp et de Vanessa Paradis.
Nepo babies are not only abundant — they’re thriving. How could two little words cause so much conflict? Writes @kn8 in our (over)analysis of the phenomenon: "We love them, we hate them, we disrespect them, we’re obsessed with them." https://t.co/WA22qhdS29 pic.twitter.com/nmWXlrIMNS
— New York Magazine (@NYMag) December 19, 2022
Le goût amer de la victoire
En lançant sa phrase quelque peu mystérieuse sur les personnes «comme [lui]», Harry Styles a peut être mis le doigt sur un sujet que peu abordent dans l'industrie musicale: le privilège social. Car même s'il est désormais multimillionnaire, le chanteur semble néanmoins être parti avec moins de chances que de nombreux autres de percer dans la musique lorsqu'il a débuté sa carrière il y a treize ans.
«Qu'il ait préparé sa phrase lancée lors des Grammy ou qu'elle soit sortie de manière inconsciente, c'est une façon de s'inscrire dans le débat autour des “nepo babies”. Et il a totalement raison de ramener ce sujet de la classe sociale sur le devant de la scène. Dans la liste des dominations qui structurent la société et qui parviennent à être prises en compte depuis une période très récente, l'origine sociale est la grande oubliée. Ce phénomène devrait nous interroger», estime Adrien Naselli.
Cette victoire a pourtant un goût amer. On n'aurait en effet pu imaginer meilleure soirée pour récompenser Beyoncé du trophée tant convoité de «Meilleur album de l'année». Chacun semblait être sûr que c'était elle –enfin!– qui allait repartir avec le titre.
Avec son album Renaissance, la pop-star a rendu un hommage vibrant aux communautés queer et afro-américaine en faisant référence de façon explicite à l'univers de la scène ballroom, lieux de sociabilité gays et lesbiens des années 1960-1970. Mais il faut croire que cela n'a pas suffi aux quelque 11.000 membres de la Recording Academy. Producteurs, musiciens, auteurs-compositeurs, ce sont eux qui décident. Et ils ont préféré Harry Styles, un homme blanc souvent taxé de «queerbaiting» –il est accusé de surfer sur les codes queer, notamment dans ses tenues.
Dans tous les cas, les fans auraient été déçus. Mais leur déconvenue a largement été amplifiée par les propos du chanteur. Sa maladresse a d'autant plus été soulignée que, plus tôt dans la soirée, Kim Petras recevait un prix pour son duo avec Sam Smith en rappelant qu'elle était la première personne trans à être ainsi récompensée. Autre point important: Harry Styles était nommé face à plusieurs femmes noires parmi lesquelles Beyoncé et Lizzo.
Depuis la création des Grammy Awards, seulement onze personnes noires ont gagné la récompense ultime de l'album de l'année. Parmi elles, on compte trois femmes: Natalie Cole, Whitney Houston et Lauryn Hill, qui a raflé la mise en 1999. Voilà donc vingt-quatre ans qu'aucune femme noire n'est repartie avec ce fameux prix. En face, les hommes sont surreprésentés: ils sont plus de trente –dont Harry Styles– à avoir gagné cette récompense depuis 1959.
Pendant ce temps, la France tarde à faire son examen de conscience
Revendiquer des origines sociales réelles ou supposées est toutefois un jeu souvent dangereux. «Faire partie de l'élite n'est plus forcément un objet de vantardise, considère Adrien Naselli. Dans un monde où les inégalités sont de plus en plus grandes, il y a forcément énormément de critiques autour de la question du privilège.» Mais si ce dernier existe bel et bien, la part de ressenti et le manque de points de comparaison peuvent parfois jeter le trouble.
C'est ainsi que, par exemple, quand Redcar a affirmé, en 2018, que ses muscles ont «la mémoire [...] de la classe ouvrière», ses propos ont provoqué un tollé, de nombreux internautes lui rappelant son milieu socioculturel d'origine. «Que Chris parle de la mémoire de la classe ouvrière, pourquoi pas. Mais il est important de lui opposer que son père était professeur d'université et que l'anglais lui a été appris dès son plus jeune âge, note le journaliste. Il y a énormément de personnalités qui croient venir d'un milieu populaire alors qu'elles viennent de la classe moyenne aisée. C'est simplement qu'elles n'ont pas de point de comparaison.»
Si aux États-Unis, les «nepo babies» sont désormais fréquemment pointés du doigt, la France tarde à faire son examen de conscience. Car ici, selon Adrien Naselli, «la classe est un tabou». Cette problématique a tout de même récemment émergé dans le milieu du cinéma –Suzanne Lindon, la fille de Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain en faisant largement les frais–, et l'industrie musicale pourrait elle aussi être bientôt scrutée.
«Cette question de la diversité arrive tout doucement par chez nous, indique d'ailleurs Khal Ali. Mais les manques sont encore flagrants. Après, il ne faut pas non plus oublier qu'en France, le style de musique qui fonctionne le mieux est le rap et que c'est un milieu qui donne beaucoup plus de chances à des personnes qui n'ont pas un capital social ou économique déjà acquis par leurs parents. C'est un monde où il faut faire ses preuves avec sa plume et son talent. Pour autant, ça n'empêchera pas les questionnement autour des “nepo babies”. Comme aux États-Unis, cela arrivera tout doucement en France.»