Politique / Société

Si Élisabeth Borne est prétendument froide, il y a peut-être une raison, non?

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] Quand vous êtes fille d'un père déporté qui s'est suicidé quand vous aviez 11 ans, votre rapport à la vie et à sa lumière se pare forcément d'ombres impossibles à effacer.

En tant que fille de déporté, le traumatisme de l'héritage pèse de tout son poids. | Jacques Paquier via Wikimedia Commons
En tant que fille de déporté, le traumatisme de l'héritage pèse de tout son poids. | Jacques Paquier via Wikimedia Commons

Au sujet d'Élisabeth Borne, j'entends souvent dire, la plupart du temps sur un ton de reproche, qu'elle n'est pas drôle. Qu'elle sourit peu. Qu'elle incarne la froideur insensible de la technocrate chez qui le cœur humain compte peu ou pas. Ainsi, on la trouve distante, on l'accuse de manquer d'empathie, on stigmatise son manque de compassion vis-à-vis de populations en proie à de grandes difficultés financières. Elle serait une femme de dossier, de cabinets ministériels, figure de proue d'une administration pour qui les individus sont avant tous des statistiques, des chiffres à ranger dans des colonnes.

Tout ceci est en partie exact. C'est vrai, Madame Borne n'est pas expansive. Elle garde en toute occasion une sorte de retenue qui laisse à penser que rien ne l'atteint ou ne l'émeut. De ces personnes brillantes chez qui l'intellect domine tant que jamais elles ne se laissent déborder par leurs sentiments, si jamais elles en éprouvent. Et si elles sont discrètes, pense-t-on, ce n'est point par timidité mais par certitude que leurs pensées sont trop profondes pour être comprises de tous.

Permettez-moi de penser qu'on se trompe au sujet de Madame Borne quand on en vient à son caractère. Elle n'est ni froide, ni hautaine mais juste blessée, prisonnière d'un passé, d'un héritage traumatique dont elle ne parviendra jamais à se défaire et qui constitue le fondement même de sa nature, de sa manière de se comporter dans ce monde. Quelque part, sans avoir jamais rencontré Madame Borne, je la connais déjà. Je l'ai croisée dans des livres, aperçue dans des documentaires, des essais sur la Shoah, silhouette fragile et incertaine qui s'en va dans l'existence comme une clandestine de son propre destin.

Elle est avant tout une fille de déportée. D'un survivant d'Auschwitz. D'un père qui, comme la majorité de ceux revenus de cet enfer, n'ont jamais prononcé la moindre parole à ce sujet. Qui jour après jour se sont obstinément tus dans un effort pour protéger leurs enfants des traumatismes dont ils avaient été les victimes. Qui ont gardé pour eux, en eux, les souvenirs de ces années passées comme l'a décrit Paul Celan dans «Fugue de mort».

Des hommes et des femmes qui un beau matin, en silence, ont précipité leur mort comme si au fond ils avaient brûlé le peu d'énergie qui leur restait depuis leur retour des camps. Morts, d'une certaine manière, ils l'étaient déjà. Le retour à la vie civile n'avait été qu'un leurre, une manière d'honorer ceux disparus en fumée, d'être à la fois leur dépositaire et leur mémoire, la continuation de leurs parents, de leurs frères et sœurs, oncles et petits cousins, familles entières jetées dans la gueule jamais rassasiée des fours à crématoire.

Personne ne les avait compris parce que personne ne pourrait jamais comprendre par quoi ils étaient passés. Ils avaient vécu sans vivre vraiment, ombres sans sourire dont l'existence avait pris fin voilà longtemps et qui demeuraient parmi le monde des vivants comme des fantômes décharnés, des orphelins au cœur épuisé.

C'est de tout cela qu'a hérité Élisabeth Borne. De cette douleur qu'on ne peut confier à personne. De ce cœur qu'on cadenasse de peur qu'il ne déborde de trop. De ce sourire qui se fige au souvenir des épreuves endurées. De cette forme de tristesse, de retenue, de discrétion qui n'est point l'expression d'une âme desséchée mais bien plus la traduction de blessures trop profondes pour pouvoir être dites. De cette étrangeté d'être, de vivre, de respirer quand tant d'autres pareils à soi s'en sont allés. De cette étrange impression d'avoir soi-même survécu à quelque chose qui n'a point été vécu dans sa chair mais transmis dans le silence d'un père, d'une mère, de ce sang couleur de cendre dont on a hérité et qui pèse son poids de chagrins et de cauchemars.

Le caractère est une chose, la mémoire et sa transmission une autre mais si le premier peut s'épanouir à l'ombre du second et même la transcender, toujours il restera un voile, une fragilité, une hésitation à épouser de plain-pied le mouvement de la vie. À se sentir de trop ou pas à sa place. À préférer l'ombre à la lumière. La discrétion au tapage. Le petit sourire en coin au grand éclat de rire qui secoue l'être tout entier.

Et à afficher cette sorte de froideur qui n'est rien d'autre que l'expression d'un cœur hachuré par les griffes de l'histoire.

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