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À Venise, la longue bataille contre la privatisation de l'île de Poveglia

Temps de lecture : 6 min

Elle a la réputation d'être un des endroits les plus «hantés» au monde. Située dans la lagune vénète, cette petite île est pourtant défendue depuis près d'une décennie par une association de citoyens, qui veut éviter qu'elle ne soit vendue par l'État italien.

L'ensemble bâti de Poveglia, petite île de 7,3 hectares située dans la lagune de Venise, est aujourd'hui clôturé par mesure de sécurité. | Camilla Martini
L'ensemble bâti de Poveglia, petite île de 7,3 hectares située dans la lagune de Venise, est aujourd'hui clôturé par mesure de sécurité. | Camilla Martini

L'île vénitienne de Poveglia est de nouveau en vente. Cela pourrait apparemment n'intéresser que quelques riches entrepreneurs ou fonds immobiliers ayant des objectifs d'expansion dans les espaces convoités de la lagune de Venise, de plus en plus sacrifiés à la monoculture touristique et envahis par des millions de visiteurs chaque année.

Mais la décision de l'État italien de mettre l'île en vente, ces dernières années, a réveillé des énergies inattendues: un groupe de citoyens a décidé de s'opposer à l'énième privatisation d'un bien public, parvenant à impliquer des milliers de partisans à travers le monde. La bataille contre la privatisation de l'île de Poveglia a pris une très grande valeur symbolique, dans une ville de plus en plus victime de la gentrification et qui perd inexorablement des habitants (à l'été 2022, Venise est officiellement passée sous le seuil des 50.000 habitants).

Certains membres de l'association Poveglia per tutti arrivent sur l'île de Poveglia, située entre la ville de Venise et la dune de Lido. | Camilla Martini

Malgré les difficultés et les obstacles bureaucratiques, les tentatives de sauver l'île de Poveglia sont un excellent exemple pour toutes les villes européennes, où il arrive souvent que des quartiers entiers soient privatisés et d'où les habitants d'origine sont chassés.

Une île supposée «maudite» défendue par des locaux

Petite île de 7,3 hectares, Poveglia est située dans la lagune sud de Venise, entre la cité des Doges et la dune du Lido. Elle est divisée en trois: une zone totalement verte, une partie bâtie (des complexes hospitaliers utilisés jusqu'au début des années 1970) et un octogone artificiel construit comme défense, très important au cours des siècles, compte tenu de la position stratégique de l'île dans la lagune.

Depuis plus de cinq décennies et la fermeture d'une maison de convalescence et de repos pour les personnes âgées, l'île avait été laissée à l'abandon et fermée aux touristes. Pourtant, elle a une réputation qui a dépassé les frontières, celle d'île «maudite» et de «la plus hantée au monde». Et ce en raison de son utilisation supposée au cours des siècles. À partir du XVIe siècle, Poveglia serait devenue un lieu de quarantaine, notamment pour les malades de la peste (et aurait même ensuite accueilli un hôpital psychiatrique). D'où la légende qui veut que l'île abrite encore les âmes des victimes internées et enterrées sur place...

Lancée fin 2022, avec la possibilité de déposer des offres jusqu'au 1er février, la vente rappelle beaucoup celle de 2014. L'État veut sonder l'existence de personnes intéressées par l'achat ou la concession de l'île, en présentant des projets de valorisation économique de cette petite partie de son patrimoine public.

En découvrant la nouvelle de la vente en 2014, des habitués du bar La Palanca, sur l'île de la Giudecca, ont eu une idée aussi folle que révolutionnaire: lever des fonds, se présenter à la vente aux enchères et participer avec leur propre projet. «La vente nous a semblé être un affront», se souvient Patrizia, l'une des premières à animer l'initiative. C'est ainsi qu'est née l'association Poveglia per tutti («Poveglia pour tous»).

Il y a neuf ans, le rachat était tombé à l'eau

L'indignation venait du fait qu'à cette époque, l'intention de l'État, propriétaire de nombreuses îles inhabitées et abandonnées de la lagune de Venise, était de les vendre en les confiant souvent à des particuliers. Des endroits comme les îles de Santo Spirito, San Clemente ou La Grazia ont été privatisés, souvent par de grands groupes hôteliers. L'île artificielle de Sacca Sessola a même changé de nom, devenant de manière plus poétique l'Île des Roses. Ces îles, à l'origine sans arrivée de touristes et où les Vénitiens pouvaient se réfugier pour plonger ou explorer en toute liberté, sont donc devenues de plus en plus inaccessibles.

Et c'est peut-être pour cette raison que l'initiative citoyenne a reçu tant de soutien. En quelques semaines, plus de 4.500 personnes du monde entier ont répondu à l'appel de ce qui aurait dû être une collecte de fonds locale, faisant don d'une part de 99 euros, afin d'obtenir la concession sur l'île pendant quatre-vingt-dix-neuf ans. Près de 450.000 euros ont été levés, dans l'un des exemples les plus réussis de financement participatif en Italie.

Lors de la vente aux enchères de 2014, l'association découvre qu'il y a un autre prétendant, qui se présente sous un pseudonyme et pour cette raison surnommé «Mister X». Son offre de 513.000 euros était alors supérieure à celle de l'association Poveglia per tutti (qui avait offert 120.000 euros et un plan pour l'île, avant de continuer à collecter des fonds). Mais en l'absence d'un projet clair, l'État a décidé de n'attribuer la concession à personne. «Mister X», qui s'est avéré plus tard être le riche entrepreneur Luigi Brugnaro, s'est définitivement retiré de la vente aux enchères. L'année suivante, en juin 2015, il est élu maire de Venise.

L'offre de Poveglia per tutti a d'abord été acceptée, puis suspendue pour des raisons bureaucratiques. En 2015, l'association a tenu une assemblée publique très suivie dans les grands espaces de l'Arsenale. Dès lors, la structure citoyenne a de plus en plus affiné les projets pour rendre l'île accessible à tous, avec l'idée de créer un parc urbain doté d'un potager public et de superviser son entretien.

«Nous faisons ce que la municipalité devrait faire»

Poveglia per tutti a impliqué de nombreuses actions concrètes au sein de la ville de Venise, de l'université aux associations d'artisans, pour imaginer des formes d'utilisation qui soient également rentables. Et pendant ce temps, l'association a effectué des travaux d'entretien et organisé périodiquement des événements festifs sur l'île (en payant à chaque fois les frais de la concession au domaine public), pour faire connaître ce lieu et son histoire aux citoyens.

Certains des participants du Sagranomala, un événement festif ouvert aux citoyens et organisé sur l'île de Poveglia, en 2017. | Camilla Martini

«À notre sens, il est important de se réapproprier le territoire dans l'imaginaire, explique Patrizia. C'est-à-dire que si vous observez cet endroit pendant des années et que vous le voyez abandonné, négligé, à un certain moment vous oubliez qu'il existe, vous oubliez que c'est le vôtre et que vous pourriez aussi y aller. Mais s'il est maintenu propre, si des activités y sont organisées, vous allez reconsidérer cet endroit comme faisant partie de votre ville, comme un lieu où vous pouvez potentiellement aller et faire des choses: la perception change complètement. Et ça, c'était crucial.»

Ces dernières années, par exemple, les associations d'aviron ont organisé des activités et des régates à Poveglia, tandis que les groupes scouts ont organisé des sorties sous tente. En été, de petits bateaux arrivent, avec des groupes de jeunes qui pique-niquent. Il y a aussi ceux qui promènent leur chien. «Lentement un mécanisme vertueux s'est activé par lequel toute la ville a commencé à reconsidérer l'île comme une partie de Venise, poursuit la membre de l'association Poveglia per tutti. Mais cela a été rendu possible par ce travail préparatoire de redécouverte. Nous soutenons depuis le début que Poveglia se prêtait beaucoup à cela. Bien sûr, c'est un long processus, qui s'est déroulé sur plusieurs années.»

Poveglia, comme beaucoup de petites îles de la lagune vénète, est un endroit privilégié pour les Vénitiens, qui aiment s'y réfugier pour plonger ou explorer en toute liberté. | Camilla Martini

La municipalité de Venise, toujours actuellement dirigée par le maire Luigi Brugnaro, s'est essentiellement désintéressée de Poveglia. «En fait, nous faisons ce que la municipalité devrait faire, c'est-à-dire s'assurer que l'île reste en contact avec la ville. Nous sommes les seuls à le faire», affirme Patrizia. «Autour de l'histoire de Poveglia, il y a une conceptualisation très large de ce qu'est le bien public, l'intérêt public, de ce dont la communauté a besoin. Ce sont des raisonnements qui concernent précisément le sens de la gestion de la propriété collective à notre époque.»

Entre-temps, l'État italien a clôturé les bâtiments de l'île pour des raisons de sécurité et, depuis 2018, une ordonnance interdit la navigation autour de Poveglia. On ne sait pas s'il y aura d'autres acheteurs potentiels, maintenant que l'île est de retour à la vente. Ce qui est certain, c'est que l'association Poveglia per tutti est prête: la bataille contre la privatisation de l'un des rares refuges restants pour ceux qui vivent dans la lagune de Venise est plus vive que jamais.

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