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Le sud des États-Unis réarme les auteurs de violences conjugales

Temps de lecture : 4 min

Depuis 1994, les personnes placées sous injonction d'éloignement pour violences conjugales n'avaient plus le droit de posséder une arme. Dans le sud du pays, c'est désormais possible.

Un vendeur d'armes dans son magasin à Delray Beach, en Floride, le 31 janvier 2023. | Joe Raedle / Getty Images North America / AFP
Un vendeur d'armes dans son magasin à Delray Beach, en Floride, le 31 janvier 2023. | Joe Raedle / Getty Images North America / AFP

Dans trois États du sud des États-Unis –la Louisiane, le Mississippi et le Texas–, posséder une arme à feu tout en étant sous le coup d'une injonction d'éloignement pour violences conjugales ne vous expose plus à des poursuites fédérales.

Zackey Rahimi, jeune homme de 23 ans qui avait fait appel, début février 2023, de son jugement rendu en première instance, ne sera donc pas condamné par la justice fédérale pour avoir conservé son arme en dépit de la mesure d'éloignement dont il avait fait l'objet après avoir agressé son ex-petite amie. Si cette décision de justice est extrêmement controversée et impopulaire, elle s'inscrit dans la droite ligne de l'arrêt Bruen, rendu à l'été 2022 par la Cour suprême.

Bruen, la grande dérégulation

Le 23 juin 2022, la Cour suprême rendait sa décision dans New York State Rifle & Pistol Association v. Bruen. Un arrêt majeur et crucial pour l'avenir de la régulation du port d'armes, puisque l'auteur de l'opinion majoritaire, le juge très conservateur Clarence Thomas, a choisi d'apprécier la constitutionnalité des lois régulant le port d'armes à l'aune de l'existence de précédents historiques établis.

«L'article 922 (g) (8) entraîne une privation absolue du droit, non seulement du port en public, mais aussi de la possession de toute arme à feu, dès l'entrée d'une ordonnance de protection suffisante», a affirmé le juge Cory T. Wilson. Pour ce magistrat nommé par le président Donald Trump en 2020, aucune loi historique n'a imposé un tel fardeau sur le droit à posséder et porter une arme, protégé par le 2e amendement de la Constitution: elle est donc inconstitutionnelle.

Cette décision de justice n'est pas un cas isolé: depuis l'arrêt du 23 juin, nombre de législations sont passées sous les fourches caudines des tribunaux. Dans l'État de New York, la loi «post-Bruen» encadrant le port d'armes va faire l'objet d'un jugement en appel. En Virginie-Occidentale, c'est une disposition fédérale interdisant la possession d'une arme dont le numéro de série a été retiré, oblitéré ou altéré, qui a été jugée inconstitutionnelle. Dans l'Oklahoma, un juge fédéral a considéré que les usagers de marijuana ne pouvaient être privés du droit à posséder une arme à feu.

La décision de la cour d'appel pour le 5e circuit se distingue cependant par sa singularité: en appliquant froidement le test historique analogique du juge Thomas, les juges d'appel mettent sans la moindre équivoque des personnes en danger, et notamment des femmes. Un risque dont les magistrats sont conscients, puisque la conclusion souligne qu'«[i]l ne fait aucun doute que [l'article 922 (g) (8)] réponde à des objectifs politiques salutaires visant à protéger les personnes vulnérables de notre société».

Pour le Réseau national pour mettre fin à la violence domestique (NNEDV), «cette décision révèle un mépris total pour la sécurité des survivants et mettra inutilement des milliers de victimes en grand danger».

Les femmes en première ligne

La décision rendue le 2 février inquiète énormément Deborah J. Vagins, présidente du NNEDV. «Selon le ministère américain de la Justice, trois femmes en moyenne sont tuées chaque jour par leur ex ou leur partenaire actuel», rappelle-t-elle gravement. Bien que la loi fédérale interdisant aux personnes condamnées pour violences conjugales de posséder une arme demeure applicable, de même que les lois texanes et louisianaises, Deborah J. Vagins estime que cette décision de justice «va mettre des milliers de victimes en danger».

Pour celle qui fut par le passé conseillère législative senior auprès de la puissante Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), ce jugement constitue à la fois un précédent dangereux et une erreur majeure. «Les trois juges ont échoué à reconnaître l'histoire des États-Unis en matière de réglementation des armes à feu pour les comportements criminels ou dangereux», analyse-t-elle.

«Le juge conservateur Antonin Scalia a reconnu dans l'arrêt Heller que le droit au deuxième amendement “n'est pas illimité”. Même en suivant le raisonnement de l'arrêt Bruen, nous pensons que la loi fédérale est constitutionnelle, car l'arrêt Bruen n'exige pas qu'une réglementation moderne sur les armes à feu soit identique à une réglementation des XVIIe et XVIIIe siècles –une époque où la violence domestique était considérée comme une “affaire de famille”–, mais qu'elle soit simplement “analogue”. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il existait des réglementations qui permettaient de désarmer les personnes considérées comme “dangereuses”», rappelle Vagins.

L'affaire dont il est question ici pourrait être entendue à nouveau par la cour d'appel (une nouvelle audience «en banc», c'est-à-dire composée des dix-sept juges du 5e circuit) ou faire l'objet d'un appel auprès de la Cour suprême. Dans tous les cas, les inquiétudes demeurent nombreuses.

S'exprimant chez Fox News, l'avocat pénaliste Toby Shook s'attend à voir la loi texane contestée devant les tribunaux. Pour Deborah J. Vagins, ce sont les lois «Red Flag» qui pourraient désormais être ciblées. Ces lois permettent de confisquer temporairement les armes aux personnes considérées comme dangereuses pour elles-mêmes ou autrui: «Lorsqu'un agresseur masculin a accès à une arme à feu, le risque qu'il choisisse de tirer et de tuer sa partenaire augmente de 1.000%», estime la présidente du NNEDV.

Des tueries toujours plus nombreuses

Ces décisions de justice interviennent dans un contexte où la violence par arme à feu reste particulièrement élevée: alors qu'en 2022, le Gun Violence Archive avait recensé 647 tueries, il en dénombre déjà 54 en 2023.

Dans le même temps, les volontés de réglementer l'acquisition et le port d'armes à feu se heurtent à une jurisprudence qui érige l'existence de précédents historiques en condition sine qua non. Dans les États républicains, la déréglementation continue à toute vitesse: la Floride pourrait devenir le 26e État estampillé «constitutional carry», c'est-à-dire où le port d'armes ne sera plus soumis à l'octroi d'un permis.

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