Je suis un homme qui a connu ses premiers émois amoureux au début des années 2000. Et «Thank You» de Dido sera toujours ma chanson d'amour. Dido y évoque son petit ami de l'époque, Bob. La chanson figure d'abord au générique de fin de la comédie romantique Pile et Face (Sliding Doors) avec Gwyneth Paltrow en 1998. Un an plus tard, on la retrouve sur le premier album studio de Dido, No Angel.
Encore un an plus tard, Eminem la sample sur son single «Stan», qui lui vaut de nombreux prix. En 2001, Dido est «la chanteuse ayant vendu le plus de disques au monde». Et en avril de cette année-là, «Thank You» atteint la troisième place du classement hebdomadaire Hot 100 du magazine Billboard.
Dido passe les années suivantes en tournée et sort son deuxième album, Life for Rent, en 2003. Après quoi elle prend congé de la scène pendant quinze ans et disparaît des radars. Aujourd'hui, plus de deux décennies après sa sortie, «Thank You» connaît une seconde jeunesse... en tant qu'hymne des doomers.
Un mème et un état d'esprit
Le terme doomer est à l'origine une variante du mème Wojak, qui a toujours bon pied bon œil, si l'on peut dire. Né vraisemblablement autour de 2009, Wojak est une simple illustration créée avec MS Paint représentant un homme chauve, très populaire sur le web. «Il figure au panthéon des mèmes internet les plus importants de tous les temps», m'a appris Don Caldwell, rédacteur en chef du site Know Your Meme.
En 2018, une affiche 4chan montre Wojak arborant un bonnet et un sweat à capuche noirs, ainsi qu'une cigarette; il porte désormais le nom de Doomer. Il est dépeint comme un homme d'une vingtaine d'années, accablé par la solitude, le désespoir et l'apathie. Il pense que le monde est condamné, vaincu par la cupidité, la pollution et l'ignorance. En trois mots, il est désespéré.
The only alt wojak to fit with the original was the doomer change my mind pic.twitter.com/Ja8aTJM6nA
— Deputy Rust (@DeputyRustArt) December 24, 2020
Mais comme beaucoup de mèmes, Doomer est un reflet de notre réalité. Son nom est désormais associé à des constats de plus en plus prégnants au sein de la population: les jeunes hommes dérivent dans un océan de solitude, l'horloge de l'apocalypse prédit une fin du monde de plus en plus imminente et, selon une étude réalisée en 2021, 75% des personnes âgées de 16 à 25 ans pensent que «l'avenir est effrayant».
En proie au pessimisme, confrontés à un déluge de mauvaises nouvelles et au sentiment que nos derniers jours sont proches, ces pessimistes du monde réel ont cessé de poursuivre des objectifs traditionnels comme le rêve américain. Ils s'emploient plutôt à oublier la douleur de vivre en buvant avec excès, en surfant sur le web dans leur chambre et en écoutant de la doomerwave, un sous-genre musical défini par des remixes chopped and screwed [une technique de remix issue du hip-hop, lancée dans les années 1990 aux États-Unis, combinant ralentissement de tempo et répétitions scratchées, ndlr].
Dido à la sauce «doomerwave» touche une corde sensible
Il est clair que les doomers préfèrent les chansons des années 1990 et du début des années 2000, du temps où ils étaient jeunes et la vie plus belle. «Black Hole Sun» de Soundgarden, «Californication» des Red Hot Chili Peppers et «No Surprises» de Radiohead ont tous été revus à la sauce doomerwave. En 2021, Thom Yorke a même sorti sa propre version doomerwave de sa chanson «Creep».
Mais parmi tous les remixes doomerwave, «Thank You» de Dido est naturellement un must pour les fans. L'un d'eux enregistre plus de 53 millions de vues sur YouTube et une version de dix heures a dépassé les 7 millions. C'est également un extrait sonore très tendance sur TikTok, où il est souvent associé à des vidéos aussi réjouissantes que celle-ci...
@konnans this scene is pretty sad, idk #sakuraharuno #sasukeuchiha #sasusaku #naruto #narutoshippuden ♬ Stan Eminem - Relaxing Music
De toute évidence, Dido façon doomerwave touche une corde sensible chez ses auditeurs. Dans les commentaires postés sous ces vidéos, les doomers rivalisent de citations déprimantes sur la tristesse, la perte et la solitude. Mais c'est le montage lui-même qui révèle ce qui les touche dans cette chanson. Alors que le «Thank You» original contient un passage optimiste –un refrain évoquant un amoureux qui rend la vie digne d'être vécue– le remix s'arrête avant. Il répète simplement le premier couplet, à savoir:
My tea's gone cold, I'm wondering why
I got out of bed at all
The morning rain clouds up my window
And I can't see at all
And even if I could, it'd all be gray
But your picture on my wall
It reminds me that it's not so bad
It's not so bad
(Mon thé est froid, je me demande pourquoi
Je suis sortie du lit
La pluie du matin obscurcit ma fenêtre
Je ne vois rien
Et même si je voyais, tout serait gris
Mais ta photo au mur
Me rappelle que ça ne va pas si mal
Pas si mal)
Les cinq premiers vers de ce couplet dépeignent assez fidèlement un mode de vie. «On pourrait difficilement trouver une façon plus succincte et poétique de décrire la vie du doomer», commente Anima Memetica, qui gère une page éponyme de mèmes sur Instagram et partage «une prose poétique qui vise à explorer l'infinitude contenue dans la finitude du langage» sur Astrotheosis Substack.
«Le doomer prépare son thé mais ne le boit pas, parce qu'il est trop occupé à se demander pourquoi il se lève tous les jours. Son horizon est gris au point d'en être aveuglant. Il est coincé dans l'abîme sombre et gris du nihilisme, de la dépression et de la tristesse.» (Notons également que Dido décrit une gueule de bois dans le deuxième couplet, un état auquel les doomers peuvent s'identifier étant donné leur penchant avéré pour l'alcool.)
Le premier couplet chanté par Dido résumé en une image... | Capture d'écran Peter via YouTube
Les trois derniers vers sont également essentiels pour comprendre l'expérience du doomer. Alors que, dans le refrain, Dido évoque une personne qui lui offre «le meilleur jour de [sa] vie», tout ce qui reste au doomer est une image. Il peut avoir quelqu'un à qui il tient –et peut même fréquenter ses comptes de réseaux sociaux– mais ses sentiments ne sont jamais payés de retour.
Le «Thank You» des doomers est avant tout celui de «Stan»
La théorie musicale vient seconder les paroles, éclairant l'attirance du doomer pour ce couplet particulier. Il est écrit dans la tonalité mineure, généralement associée à des sentiments tristes. On comprend bien pourquoi «Thank You» reflète parfaitement l'expérience et les émotions du doomer.
Mais ce n'est pas tout: le «Thank You» façon doomerwave est aussi et surtout le sample de «Stan», reconnaissable à un fond de tonnerre et de pluie. Cette association est essentielle pour les doomers, puisque «Stan» raconte l'histoire de l'occupant solitaire d'un sous-sol qui, dans un état d'ébriété avancé, se suicide et tue sa petite amie parce que son idole Eminem n'a pas répondu à sa lettre. Cependant, comme le révèle le dernier couplet, Eminem n'a pas délibérément ignoré Stan; c'est le cynisme de Stan lui-même qui l'a mené à sa perte. «Stan est en quelque sorte la quintessence du doomer», selon Don Caldwell.
C'est ce lien avec «Stan» qui a contribué au succès de «Thank You». «Stan» est un monument de l'histoire de la musique et d'internet –le terme est encore utilisé en argot du web pour décrire un fan obsessionnel– et il est ancré dans la culture du «garçon triste». Les regrettés rappeurs SoundCloud XXXTentacion, Lil Peep et Juice WRLD, dont les paroles sont indéniablement «doomeresques», ont tous été filmés en train de chanter la section de Dido qui figure dans «Stan».
Avec une nouvelle perspective et dix heures de Dido doomerwave à mon actif, je dois admettre que je peux m'identifier aux doomers. Ou du moins entrer en sympathie avec leur vision du monde. Après avoir traversé deux décennies, plusieurs chagrins d'amour et un ou deux épisodes laissant craindre un effondrement sociétal, la chanson d'amour de ma jeunesse a perdu de ses couleurs.
Mais j'ai aussi appris qu'il y a toujours de l'espoir, même dans les replis les plus sombres du web. Bien que les commentaires sous ces vidéos soient généralement lugubres, il n'est pas nécessaire de scroller trop longtemps pour trouver des encouragements sincères, du type: «C'est un mauvais moment, pas une mauvaise vie. Cultive le Chad positif qui sommeille en toi et montre au monde que tu en veux!»
Et comme Anima Memetica n'a pas tardé à le faire remarquer, les doomers qui atteindront le couplet optimiste de la ballade de Dido pourront éventuellement se transformer en bloomers (une autre version de Wojak, qui diffuse des ondes positives et optimistes).
My fav wojak is the bloomer ✨ ☺️ 🌼 pic.twitter.com/nZlW50E48o
— the "hmm🤔" sayer (@polarbrycecaps) November 10, 2022
Après tout, comme nous l'enseignent les «Thank You» et «Stan» originaux, il est important d'écouter jusqu'au bout. Qui sait, notre joyeux refrain n'est peut-être pas loin.