Culture

Karen Carpenter, batteuse et chanteuse géniale, victime de son image parfaite

Temps de lecture : 6 min

Morte à 32 ans il y a quarante ans, la moitié du duo The Carpenters a incarné une certaine idée de l'Amérique tout en entretenant le mystère sur son anorexie mentale. Sa disparition a levé le voile sur ce sujet alors tabou.

Karen Carpenter est au chant et à la batterie simultanément, fait très rare pour une femme à l'époque –et encore aujourd'hui. | Capture d'écran Andy Lee via YouTube
Karen Carpenter est au chant et à la batterie simultanément, fait très rare pour une femme à l'époque –et encore aujourd'hui. | Capture d'écran Andy Lee via YouTube

La musique américaine des années 1970 est un fantasme. Elle rayonne par son irrévérence, par sa contestation, se fait écho des affres géopolitiques d'alors, la guerre du Vietnam en premier lieu. Cette image d'Épinal n'a pourtant pas de fondement. Durant cette décennie embrasée, toute une part de l'industrie musicale états-unienne est au diapason du rêve américain, rend pérenne et bien réel l'avènement des classes moyennes et des banlieues sans troubles hérité des années 1950.

Les Carpenters sont cela: un duo composé d'un frère, Richard, et d'une sœur, Karen, blancs, aimés, aimants, chantant l'amour avec une dextérité plus empruntée au easy listening de Burt Bacharach qu'à la furie des hippies dont ils sont, un peu, le pendant traditionaliste. Karen Carpenter, batteuse et chanteuse du groupe, est une victime de cette image lisse et parfaite.

Comment une jeune femme rayonnante, bien sous tous rapports, prônant souvent des valeurs conservatrices, pourrait-elle s'autodétruire et emporter avec elle ce modèle bon chic bon genre supposément protecteur? Sa mort, survenue le 4 février 1983, fut un choc. Elle aurait pourtant pu être anticipée. Oui, mais voilà: l'Amérique préfère, parfois, vivre dans le déni.

En 1973, avec son frère Richard, Karen était au zénith de sa gloire, comeneuse de l'un des groupes les plus populaires du pays. Les trois premiers albums de The Carpenters les avaient définitivement installés dans le paysage, dans les foyers, chez les habitués du petit écran et des shows télé en pagaille qui chérissaient leur attitude fréquentable et plutôt virtuose. Des chansons magnifiques s'échappaient de la poitrine de Karen: «Goodbye To Love», «Superstar», «We've Only Just Begun», «Rainy Days And Mondays»…

Mais en coulisse, sous les vêtements larges, le mal rongeait déjà, uniquement révélé, comme par magie ou par occultation volontaire, par son décès dix ans plus tard. Karen Carpenter souffrait d'anorexie mentale. La «maladie des bonnes filles», comme elle est parfois surnommée. Dès le lycée, elle suivait un régime drastique qui faisait monter la balance à peine à 54 kilos pour 1 mètre 68. Cela reste raisonnable pour quelqu'un pratiquant le sport ou ayant des prédispositions génétiques. Mais ça n'était pas spécialement son cas.

696 concerts en quatre ans

Karen est née dans un milieu équilibré. Aux côtés d'un unique frère extrêmement doué au piano, elle a grandi dans son ombre. Lui pouvait sereinement envisager une carrière musicale, pas elle. Mais à force de travail, en ayant trouvé son instrument de prédilection, la batterie, au lycée, elle a su se démarquer et forcer le respect familial.

Après plusieurs tentatives et péripéties, ils fondent The Carpenters et signent chez A&M Records en 1969. Karen est donc au chant et à la batterie simultanément, fait très rare pour une femme à l'époque –et encore aujourd'hui. En studio, c'est parfois le grand batteur Hal Blaines qui prend le relais. Mais sa dextérité et sa finesse derrière les fûts fait l'unanimité.

Leur premier album, Offering (plus tard renommé Ticket To Ride) connaît un écho relatif, mais leur deuxième, Close To You, leur permet d'accéder aux premières places des charts en 1970. De là, les cartons s'enchaînent avec Carpenters en 1971, A Song For You en 1972, et Now & Then en 1973. À la fin de l'année 1974, ils ont donné 696 concerts en quatre ans, dont un à la Maison-Blanche sur invitation de Richard Nixon. Un chiffre absolument gargantuesque.

Déjà, Karen Carpenter détonne. L'image de la femme libre et moderne ne lui sied que très peu. Pour elle, la ménagère doit pouvoir rester à la maison afin de s'occuper des enfants et faire la cuisine. C'est certainement la vie qui l'attendait si son talent artistique ne s'était pas révélé ou n'avait pas été considéré. Elle a quelques relations éphémères, comme avec l'humoriste Steve Martin, le boxeur Tony Danza ou encore l'acteur Mark Harmon.

Mais son métier et le rythme des tournées l'empêchent de se consacrer à une histoire stable. «J'ai beaucoup de mal à trouver quelqu'un, avouait-elle au milieu des années 1970. Le problème est que nous avons grandi professionnellement durant les années où la plupart des gens se consacrent à devenir des personnes, à vivre.» Elle n'est déjà pas tout à fait maîtresse de sa vie. Alors, peu à peu, le contrôle qu'elle cherche à exercer sur son corps se fait de plus en plus strict.

Vers la guérison?

Elle est poussée à changer: sa petite taille comparée à celle d'une batterie mène A&M Records à lui demander de délaisser l'instrument pour devenir uniquement chanteuse, debout sur scène, ce qui ne l'emballe pas. Karen Carpenter se fond malgré elle dans un moule, se plie à l'injonction. Montrer son corps plus qu'elle ne l'aurait voulu a des effets désastreux sur sa santé mentale, comme l'expliqueront plus tard ses grandes amie Dionne Warwick et Petula Clark.

La cadence, la routine exténuante sont trop fortes. En 1975, Karen pèse 41 kilos et s'évanouit lors d'un concert, ce qui force le groupe à annuler une tournée au Japon. Trois ans plus tard, Richard a développé une addiction au Quaalude, psychotrope euphorisant et relaxant qu'il consomme sans parcimonie. Ils mettent fin aux tournées et donnent un dernier concert à Las Vegas le 4 septembre 1978. Pour Karen, la situation devient très préoccupante.

Comme beaucoup de personnes atteintes d'anorexie mentale, la chanteuse use de stratagèmes pour masquer sa condition. Au restaurant, elle partage volontiers ses plats, ou part se faire vomir, discrètement. Mais afin de préserver ses cordes vocales, elle opte pour une autre solution en se mettant à consommer des laxatifs en quantité industrielle. À la fin des années 1970, elle prend jusqu'à quatre-vingt-dix comprimés par jour. Autour d'elle, tout le monde prend conscience que son hygiène de vie n'en est pas une.

Mais la quête de succès et les problèmes de dépendance de Richard provoquent une sorte de déni, même lorsque les médecins prennent son cas en main et lui expliquent qu'elle devra être traitée pendant près de trois ans avant de retrouver une santé physique compatible avec une vie d'artiste. En 1981, elle est admise dans une unité médicale spécialisée à New York et en ressort avec près de 15 kilos supplémentaires. Son état est encore très inquiétant, mais la voie de la guérison semble se dessiner.

Derniers instants

Karen a d'autres problèmes à gérer. En 1980, elle s'est curieusement mariée à un certain Thomas James Burris, promoteur immobilier franchement flambeur, qui lui annonce quelques mois plus tard qu'il ne peut pas avoir d'enfant puisqu'il a déjà subi une vasectomie volontaire. Le choc pour Karen est très rude, et le couple ne résiste pas au mensonge. «J'ai simplement peur de tout manquer… être mariée… être mère…», avoue-t-elle. De plus, son mari a la fâcheuse tendance à vivre au-dessus de ses moyens, aux frais de sa femme. En 1982, elle demande le divorce.

Pour ne rien arranger, elle enregistre un album solo avec le producteur Phil Ramone pendant que son frère traite son addiction. Mais A&M Records refuse de le sortir, le jugeant trop peu conforme aux attentes de ses fans encore très nombreux, et lui fait même payer les frais d'enregistrement. Elle doit 400.000 dollars à sa maison de disques, somme qu'elle remboursera via les royalties qui lui sont normalement dues. Le grand producteur Quincy Jones proposera bien au label de remixer l'album en le rendant plus en adéquation avec le rendu souhaité, pour favoriser sa sortie, mais peine perdue.

Karen Carpenter est donc coincée dans une image, dans une maladie, subit son mariage, la pression médiatique et financière du label… Elle ne contrôle plus grand-chose, l'estime de soi est au plus bas. Le dernier album des Carpenters, Made In America, paraît en 1982.

Le 1er février 1983, elle voit son frère Richard et discute de l'avenir du duo, dans un optimisme certain, avec le projet, peut-être, de repartir en tournée. Trois jours plus tard, soit le 4 février, elle doit se rendre dans l'après-midi chez son avocat afin de signer les ultimes papiers entérinant son divorce. Elle loge chez ses parents à Downey, en bordure de Los Angeles. Elle se lève, commence à s'habiller, mais s'écroule dans sa penderie. Ses parents appellent les secours qui l'emmènent à l'hôpital, où elle décède d'un arrêt cardiaque à l'âge de 32 ans, le corps trop usé par quinze années de maladie.

Sur sa tombe, l'épitaphe suivante est inscrite: «A star on earth – A star in heaven». Finalement, c'est elle qui entre dans l'histoire en premier lieu, avant son frère et avant, certainement, leurs chansons. Son jeu de batterie est loué par tous, et sa maladie de plus en plus considérée aux États-Unis et dans le monde. Mais Karen Carpenter, au-delà des hommages, demeure une victime de son énorme succès, celui qui l'a peut-être empêchée de vivre la vie rangée et sage qu'elle appelait en fait de ses vœux, incompatible alors avec sa passion et son immense talent.

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