Égalités / Société

Pourquoi la culture drag est dans le viseur de la droite identitaire

Temps de lecture : 4 min

Depuis quelques semaines, les actions anti-drag queens se multiplient à travers la France. Un phénomène inquiétant, déjà observé aux États-Unis.

Les attaques contre la culture drag n'ont rien d'anodin et sont sciemment pensées et organisées par des mouvements, dont le projet politique est calculé. | cottonbro studio via Pexels
Les attaques contre la culture drag n'ont rien d'anodin et sont sciemment pensées et organisées par des mouvements, dont le projet politique est calculé. | cottonbro studio via Pexels

La rhétorique est classique dans les rangs des identitaires: s'immiscer dans les esprits pour associer l'art du drag à une forme de perversion et de sexualisation. Depuis quelques semaines, la frange masculiniste de l'ultra-droite s'est trouvé une cible de choix en visant les lectures de contes pour enfants, animées par des drag queens.

De Toulouse à Bordeaux en passant par Lamballe dans les Côtes-d'Armor, les actions se multiplient et la pression s'accentue. Si la portée symbolique de ces attaques semble évidente –s'en prendre à des figures de la communauté LGBT+– ces actions sont surtout un défi lancé à la puissance politique. Si elle cède, elle ouvrira la porte à de nouvelles provocations… qui ne viseront pas seulement la communauté LGBT+.

Un inquiétant copier-coller des États-Unis

Le phénomène a pris de l'ampleur de façon dramatique aux États-Unis. Depuis quelques années, la popularité grandissante de la culture drag auprès du grand public va de pair avec la multiplication d'actions violentes ciblant spécifiquement cet art. Menaces, manifestations, pressions politiques… Outre-Atlantique, les lectures pour enfants sont très vite devenues la cible privilégiée de la frange la plus dure des Républicains et des néofascistes.

Ces attaques leur permettent de développer une rhétorique éculée: les drag queens sont des figures «ultra sexualisées» dont le but est de pervertir les enfants. Bien loin de rechercher la discussion, ces actions ont pour but d'hystériser les débats et de provoquer une sorte de panique morale parmi la population. Des organisations néofascistes comme les Proud Boys –un groupe pro-Trump où seuls les hommes sont acceptés– ont ainsi multiplié les démonstrations de force, s'invitant par exemple à des brunchs animés par des artistes drags et revendiquant fièrement leur souhait de «se battre».

Ces intimidations récurrentes offrent un terrain favorable au développement d'un discours anti-LGBT+ pouvant mener à des actions meurtrières. Fin novembre 2022 aux États-Unis, un homme a commis une fusillade dans un club de Colorado Springs (Colorado) accueillant un show drag: cinq personnes ont été tuées et dix-neuf autres blessées.

Une mise à l'épreuve de la puissance politique

Les attaques contre la culture drag n'ont rien d'anodin. Elles sont sciemment pensées et organisées par des mouvements dont le projet politique est calculé. À Toulouse, c'est un groupe issu des cendres de l'association Génération identitaire –dissoute en mai 2021 par l'État pour incitation à la haine– qui s'en est pris aux lectures organisées par deux drag queens. En interdisant cette lecture aux mineurs, le maire de Toulouse a cédé à la pression. Contrairement à la municipalité de Lamballe qui a tenu bon, Jean-Luc Moudenc a de son côté ouvert la porte à de nouvelles actions et réveillé les ardeurs des différents acteurs impliqués.

Sur Twitter, le groupe toulousain à l'origine de l'action s'est félicité de cette «victoire». Quant aux membres de la Manif pour tous, ils ont d'ores et déjà annoncé vouloir organiser d'autres actions de ce type. Comme aux États-Unis, ces intimidations sont une manière de tester la résistance de la puissance politique et chaque renoncement est l'occasion pour ces mouvements de durcir les actions suivantes.

Car cette tentative de diabolisation de la figure de la drag queen n'est que l'une des nombreuses manifestations d'un projet politique bien plus large: remettre en question certaines libertés fondamentales, qu'elles concernent les LGBT+, les femmes ou encore les étrangers.

Des attaques contre un symbole de liberté

Les attaques contre le drag sont monnaie courante depuis qu'il existe. On en trouve dès le fondement de l'histoire de cet art depuis qu'il se revendique comme tel. À la fin du XIXe siècle, William Dorsey Swann fut par exemple l'une des premières personnes autoproclamées «queen of drag». Les bals travestis qu'il organisait à Washington –à quelques pas de la Maison-Blanche– étaient des lieux de liberté, où la communauté afro-américaine pouvait exister en dehors d'un système oppressif, celui de la ségrégation raciale.

À l'époque, déjà, l'imaginaire de la perversion et de la sexualité était invoqué par les autorités pour interdire la tenue de ces bals. Selon la police, William Dorsey Swann tenait «une maison close» («a disorderly house»). Plus tard, dans les années 1920, les bals travestis étaient aussi des lieux où les personnes blanches et les personnes noires se retrouvaient pour danser ensemble, un acte alors éminemment politique.

En temps de guerre, la pratique du drag a également souvent été effacée au profit de la promotion d'un récit masculiniste, dans lequel la famille hétérosexuelle apparaît comme l'alpha et l'oméga de la société. Ainsi, dans les années 1930, le bal du Magic City sur le quai d'Orsay à Paris –réunissant une partie de la communauté LGBT+ et où le travestissement était fréquent– a été fermé alors que l'extrême droite gagnait du terrain en Europe. Aux États-Unis, les années 1950 et 1960 –celles de la Guerre froide et de la guerre du Vietnam– n'échappent pas non plus au récit viriliste.

Dès lors, plusieurs recherches font mention de l'existence vraisemblable d'une loi dite des «trois vêtements». Dans l'ouvrage Arresting Dress, Clare Sears, professeure agrégée de sociologie, explique: «Les services de police municipaux à travers les États-Unis ont utilisé des lois contre le travestissement afin de s'en prendre aux communautés queer et trans au milieu du XXe siècle.» Cette répression mènera jusqu'aux émeutes de Stonewall, à New York en juin en 1969 lors d'une descente de police. Ce sera le début d'une prise de conscience parmi la communauté LGBT+: celle de la nécessité de faire bloc pour défendre ses droits.

Le drag est un art du spectacle

Comme toute production culturelle, le drag en tant que performance et métier s'adapte à son public. Alors, lorsque les politiques cèdent à la panique, cela trahit probablement une incapacité à le concevoir comme un art du spectacle. Car le drag, ainsi que n'importe quel art, permet de saisir le monde de manière beaucoup plus complexe et de montrer que nos identités peuvent être multiples et plurielles.

Quelques semaines après le suicide de Lucas, un adolescent vosgien de 13 ans victime de harcèlement scolaire parce qu'il était homosexuel, il nous faut tendre vers des débats qui soient les plus apaisés possible. Car les artistes du monde du drag font un travail ô combien nécessaire en nous rappelant que la «différence» est sûrement ce qui nous relie collectivement.

Comme l'énonçait magnifiquement Albert Camus lorsqu'il reçut le prix Nobel de littérature en 1957: «Celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous.»

Newsletters

Ces Français racisés qui hésitent à aller en manifestation

Ces Français racisés qui hésitent à aller en manifestation

Alors que le mouvement contre la réforme des retraites prend de l'ampleur en France, certaines personnes non-blanches hésitent à se rendre dans les cortèges, par crainte de violences policières.

Pourquoi le rose est-il aussi mal vu lorsqu'il est porté par les garçons?

Pourquoi le rose est-il aussi mal vu lorsqu'il est porté par les garçons?

D'Antoine Griezmann à Harry Styles, les stars masculines qui célèbrent cette couleur font systématiquement parler d'elles, s'attirant autant d'admiration que de quolibets.

Deux couples divorcent pour former une union à quatre

Deux couples divorcent pour former une union à quatre

Naissance d'un polycule.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio