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Jusqu'où peut et doit aller la course des armes livrées par les Occidentaux à l'Ukraine?

Temps de lecture : 4 min

Berlin et Washington ont finalement donné leur aval à l'octroi à Kiev de leurs plus puissants chars de combat. Pour les «alliés», partagés entre la volonté d'épauler l'Ukraine et le risque d'engrenage, ce coup d'accélérateur soulève nombre de questions.

Un char de combat Leopard 2 de la Bundeswehr tire lors d'une visite du chancelier allemand, lors d'un exercice d'entraînement sur le terrain militaire d'Ostenholz, dans le nord de l'Allemagne, le 17 octobre 2022. | Ronny Hartmann / AFP
Un char de combat Leopard 2 de la Bundeswehr tire lors d'une visite du chancelier allemand, lors d'un exercice d'entraînement sur le terrain militaire d'Ostenholz, dans le nord de l'Allemagne, le 17 octobre 2022. | Ronny Hartmann / AFP

Il n'est certes pas «à l'eau de rose», mais un houleux feuilleton vient de trouver la clé de son dénouement, à Berlin, sous les applaudissements du Bundestag. Mercredi 25 janvier, le chancelier Olaf Scholz a finalement donné son accord à l'envoi de quatorze chars de combat allemands. Il s'agit de Leopard 2, que Volodymyr Zelensky réclamait à cor et à cri depuis des mois.

Considéré comme le meilleur char au monde, le Leopard 2 pourrait être un avantage substantiel sur le terrain. Un bijou militaire que Kiev demande par centaines, à l'heure où les forces russes viennent de faire tomber la ville de Soledar.

Ne pas faire cavalier seul

Berlin ne s'opposera pas non plus aux réexportations de chars allemands par les pays souhaitant soutenir l'Ukraine. Et c'est sans doute la meilleure nouvelle pour l'état-major ukrainien: une dizaine de pays européens détiennent au total environ 2.000 des précieux «Leos». C'est le cas de la Pologne, où quatorze monstres d'acier n'attendaient que le feu vert allemand pour prendre le chemin de l'Ukraine. D'autres, comme la Finlande, avaient même signifié leur souhait d'imiter Varsovie avant le blanc-seing de Berlin.

Les hésitations du successeur d'Angela Merkel lui ont valu un déluge de critiques, jusque dans les rangs de sa propre coalition. Mais c'est une décision prise de l'autre côté de l'Atlantique qui a scellé celle du chancelier. Les États-Unis rechignaient en effet à livrer aux Ukrainiens le nec plus ultra des blindés américains, le char Abrams. Calquant ses réticences sur celles de Washington, Olaf Scholz refusait lui aussi de céder les Léopard 2, invoquant la volonté de ne pas faire cavalier seul. La livraison de trente-et-un Abrams à l'Ukraine finalement actée par Joe Biden mercredi, le chancelier a embrayé.

Dans son pays, habité par un trauma historique qu'il n'est nul besoin d'expliquer, envoyer le fleuron de la Bundeswehr au cœur des combats soulève pour autant des questions complexes. La première: aux yeux de Moscou, des chars made in Germany mitraillant des soldats russes ne feront-ils pas de l'Allemagne une cobelligérante?

Cap, ou cap?

Promettant la livraison de quatorze chars de combat du même acabit (les Challenger 2), Londres a franchi ce cap le 14 janvier, plusieurs semaines avant Berlin. Le 22 janvier, Emmanuel Macron n'excluait plus, lui non plus, de livrer le char Leclerc, cousin français du Leopard 2. Le printemps où les Européens, prudents, hésitaient à fournir des armes offensives semble bien lointain.

Mais gare aux pièges sémantiques, rectifie Bernard Guetta, journaliste et député européen Renaissance. «Qualifier d'offensives les armes livrées à l'Ukraine revient à dire qu'elles seraient destinées à lancer une offensive contre le territoire russe. Ce qui n'est absolument pas le cas. Leur vocation se cantonne à repousser l'armée russe vers les frontières où elle devrait être: celles de la fédération de Russie.»

Autre bémol, lui arithmétique: le nombre de chars lourds livrés demeure limité par la crainte de trop dégarnir le parc imputé à la protection des territoires nationaux concernés. En outre, avec les unités promises par le Royaume-Uni, les Européens, et désormais les Américains, les Ukrainiens ne vont pas tant moderniser leur arsenal qu'assurer son indispensable renouvellement, explique Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS): «Cette guerre d'attrition détruisant énormément de matériel, la tactique des alliés, à ce stade, consiste à faire durer suffisamment la guerre pour que Moscou finisse par s'essouffler. C'est cela qui justifie les nouvelles livraisons.»

L'essoufflement d'un Vladimir Poutine militairement acculé pourrait-il l'inciter à recourir à son «joker», l'arme nucléaire? Impensable, tranche Bernard Guetta: «Il sait très bien qu'un déluge de feu américain s'abattrait alors sur Moscou dans les secondes qui suivent». Mais, «dans l'hypothèse où les Ukrainiens parviendraient à masser au moins plusieurs centaines de chars lourds sur une ligne de front, alors oui, pour Moscou, la question de frappes nucléaires tactiques pourrait se poser», suppute prudemment Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur français en Russie (2009-2013). Pour l'heure, rappelle toutefois le diplomate, «cette décision n'aurait pas le moindre sens tactique».

«Effrayer les opinions publiques des démocraties occidentales»

En prise plus concrète avec le présent, les invectives des faucons peuplant les plateaux de télévision russes, et appelant à frapper la France. Tout comme les menaces de l'ambassadeur russe à Berlin, lisant dans les prochaines livraisons européennes «une décision extrêmement dangereuse» qui élèverait «le conflit à un nouveau niveau de confrontation».

Floues à dessein, maintes fois proférées, jamais suivies d'effets, ces menaces ont une fonction dissuasive, estime Jean De Gliniasty: «Le but est d'essayer d'empêcher la décision, avant qu'elle ne soit prise.» Ces mises en garde, abonde Jean-Pierre Maulny, ont aussi «vocation à effrayer les opinions publiques des démocraties occidentales».

La cobelligérance des membres de l'OTAN, rappelle le directeur adjoint de l'IRIS, demeure juridiquement non avérée, tant qu'aucun de ses états-majors n'envoie quiconque sur le sol ou dans le ciel ukrainien. On objectera évidemment que seule nous importe la définition que Vladimir Poutine fait de la cobelligérance.

Mais, au gré des «lignes rouges» franchies par les Occidentaux sans représailles russes, le seuil de cobelligérance façon Poutine apparaît de plus en plus comme une coquille vide. Et ce pour une raison fort simple: le Kremlin n'aurait strictement aucun intérêt à déclencher une guerre avec l'OTAN.

«Très mesurés», les Russes?

Désormais largement partagée, cette analyse se nourrit d'une séquence test, survenue en novembre 2022. S'abattant dans une paisible région agricole de l'est polonais, un missile tuait deux personnes. Les renseignements américains conclurent très rapidement à un accident de la défense aérienne ukrainienne. Varsovie, et surtout Kiev, s'étaient dangereusement empressées d'en attribuer l'entière responsabilité aux Russes, avant que les Américains n'enjoignent Polonais et Ukrainiens de cesser ces accusations.

«Les Russes eux-mêmes sont restés très mesurés dans leur réaction», commente le directeur adjoint de l'IRIS. Le porte-parole du Kremlin avait en effet publiquement salué la «sobriété» américaine et dénoncé le risque d'escalade. Cet épisode mérite une comparaison avec la crise des missiles de Cuba, en 1962: au bord du gouffre, le monde n'y avait finalement pas sombré.

Cette conclusion ne saurait pourtant écarter une part d'imprévisibilité. Celle d'un Vladimir Poutine erratique, vieillissant, et de l'avis de sources crédibles, seul capitaine à bord du navire russe. En 2014 déjà, selon le New York Times, Angela Merkel estimait qu'il avait «perdu tout contact avec la réalité». Le maître du Kremlin n'est pas fou, nuance un diplomate jadis basé à Moscou. «Mais sa rationalité n'est pas la nôtre: elle n'accorde pas la même valeur aux milliers de vies sacrifiées.»

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