À Sydney (Australie).
En Australie, la fête nationale est célébrée ce jeudi 26 janvier. Depuis 1994, cet «Australia Day» est un jour férié commun à tous les États du pays. Mais pour combien de temps encore? Car le choix d'une telle date est loin de faire l'unanimité et n'a d'ailleurs jamais permis d'inclure tous les habitants dans les festivités.
Cette date historique commémore en effet, pour les uns, l'arrivée de la flotte britannique destinée à fonder la première colonie pénitentiaire du pays, à Sydney, en 1788, mais marque aussi, pour les Aborigènes d'Australie, premiers habitants connus du pays, le début d'une colonisation violente et forcée.
«C'est une idée très étrange d'utiliser le jour de l'invasion d'un pays comme date d'une fête nationale. Y compris pour les personnes qui ne sont pas autochtones, ça semble bizarre», affirme la professeure Jakelin Troy, directrice de recherche à l'Université de Sydney et membre du peuple Ngarigo des Snowy Mountains (sud-est de l'Australie). «C'est un jour qui a été choisi par un nombre très limité de représentants et de descendants de bureaucrates, qui voulaient célébrer le fait d'avoir réussi à prendre le pays sans aucune tentative d'accord et sans aucune reconnaissance de leur souveraineté.»
Fête nationale ou «jour de deuil»?
L'«Australia Day» est donc logiquement perçu de manière négative par les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torrès, les deux grands ensembles de peuples autochtones d'Australie. Certains nomment ce jour «Invasion Day», quand d'autres évoquent un «Survival Day», célébrant la résistance des cultures autochtones parvenues à survivre à l'invasion.
Se réappropriant cette date, alors que certaines villes organisaient déjà des festivités pour l'anniversaire de l'arrivée de la première flotte britannique, l'Aboriginal Progressive Association avait organisé, dès 1938, à Sydney, le premier «Day of Mourning» («jour de deuil»), contre-manifestation aborigène dénonçant les festivités du 26 janvier.
Ce 26 janvier 2023, Sydney, la plus grande ville du pays, se partagera donc encore entre célébrations de l'Australia Day, manifestation pour les droits des Aborigènes et marquant l'«Invasion Day», et contre-festival célébrant les cultures autochtones, Yabun. Chaque année, les marches de l'Invasion Day prennent de l'ampleur dans les grandes villes quand les festivités de l'Australia Day, elles, s'essoufflent.
Si les Australiens qui profitent du jour férié restent nombreux, peu sont finalement ceux qui semblent réellement attachés à la signification du choix de cette date, plutôt qu'une autre. C'est peut-être pour cela que les événements publics organisés dans les grandes villes voient leur fréquentation diminuer d'année en année. En septembre 2022, la mairie de Melbourne révélait ainsi dans un rapport que seuls 12.000 participants avaient été dénombrés en 2019 et, pire, 2.000 en 2020, lors de la dernière édition avant la pandémie de Covid-19, contre 72.000 en 2018.
À Sydney, plusieurs événements sont organisés aux abords de l'Opéra pour la fête nationale. En réponse, une importante manifestation marquant l'Invasion Day est aussi attendue. | Léo Roussel
«Qui célèbre l'invasion, le meurtre et le vol?»
L'appel à déplacer la fête nationale est soutenu par certains politiques. Voix importante des peuples autochtones, la sénatrice aborigène Lidia Thorpe appelle notamment à remplacer l'Australia Day par un jour de deuil pour les communautés autochtones. «Qui célèbre l'invasion, le meurtre et le vol ce 26 janvier?», interrogeait-elle sur Twitter le 8 janvier dernier. Sur les réseaux sociaux, de nombreux comptes affichent aussi leur soutien à l'abandon de cette date, à l'aide du hashtag #changethedate.
Dans certaines régions, des actions politiques se mettent en place. Chaque mois de janvier, le gouvernement de l'État du Victoria organise normalement une parade. Mais cette année, le Premier ministre de l'État, Daniel Andrews, a annulé l'événement en toute discrétion –cette fois, le Covid-19 n'y est pour rien. Une décision qui a été saluée par le coprésident de l'Assemblée des premiers peuples du Victoria, Marcus Stewart.
«C'est un pas en avant, c'est positif, mais nous avons encore un long chemin à parcourir, a-t-il déclaré. Nous devons créer une fête que nous pouvons tous célébrer, et non qui nous éloigne les uns des autres.» Il a également rappelé que cette parade était ressentie chaque année par les autochtones «comme une gifle, et a remué le couteau dans la plaie».
Une idée de jeunes?
Les entreprises commencent, elles aussi, à se positionner et, pour certaines, à prendre leurs distances avec l'Australia Day. La direction de l'enseigne de supermarchés Woolworths et celle de l'un des principaux opérateurs téléphoniques du pays, Telstra, laissent notamment le choix à leurs employés de travailler ou non ce jeudi 26 janvier.
«Pour de nombreux peuples des Premières Nations, l'Australia Day est un rappel douloureux de la discrimination et de l'exclusion qu'ils subissent. Cette date marque un tournant, la mort de nombreuses personnes, la dévalorisation d'une culture et la destruction de liens entre gens et lieux», a justifié sur LinkedIn la PDG de Telstra, Vicki Brady le 23 janvier, avant d'ajouter que malgré tout, «pour beaucoup de gens, cette journée est aussi l'occasion de passer du temps avec leurs amis et leur famille et de célébrer les nombreuses choses dont nous pouvons être fiers en tant que communauté».
Un sondage réalisé en janvier 2022 par l'Université Deakin montre toutefois que les Australiens ne partagent pas majoritairement l'idée d'un changement de date de leur fête nationale: 60% des personnes interrogées avaient même affirmé vouloir continuer à célébrer la fête nationale le 26 janvier. Ce chiffre varie cependant selon les catégories d'âge.
Si seulement 23% des personnes nées avant 1945 souhaitent un changement de date, les millennials (nés entre 1986 et 2002) sont en effet 53% à l'appeler de leur vœux. Une différence qui s'explique notamment, selon Jakelin Troy, par la reconnaissance progressive de l'histoire des peuples autochtones, avant la colonisation britannique.
«On n'évite plus le terme “invasion” dans beaucoup d'écoles. Aujourd'hui, on enseigne plutôt le fait que l'Australie était déjà peuplée, qu'on était déjà là, reprend la linguiste. Les gens comprennent et les jeunes peuvent être embarrassés à l'idée de célébrer cet événement. Je pense que c'est pour ça qu'ils prennent moins part aux festivités.»
Une fête pour «célébrer ce qu'est réellement ce pays»
Trouver une autre date n'est pas la priorité du gouvernement australien d'Anthony Albanese, qui doit notamment se charger, en 2023, d'organiser un référendum sur l'intégration d'une voix autochtone dans la Constitution. Mais si cela devait arriver, Jakelin Troy indique que les options ne manquent pas. La fête nationale devra cependant, pour elle, avoir du sens et «célébrer ce qu'est réellement ce pays». À savoir «un lieu hybride, mais un endroit qui appartient fondamentalement aux Aborigènes et Insulaires du détroit de Torrès».
«Autour de moi, beaucoup de personnes aborigènes parlent du Mabo Day», reprend la professeure de l'Université de Sydney. Certaines communautés aborigènes célèbrent déjà, chaque 3 juin, ce Mabo Day, soit l'abandon par l'Australie de la notion de Terra Nullius, une décision de justice reconnaissant que le pays était bien peuplé lors de l'arrivée des Britanniques.
Peut-être que cela arrivera: selon un autre sondage, réalisé par l'institut Ipsos en 2021, 49% des Australiens pensent que la date de leur fête nationale sera amenée à changer dans les dix prochaines années.