Le gestionnaire du réseau de distribution de gaz naturel GrdF a réalisé «environ 60.000 coupures» pour impayés les cinq premiers mois de l'année, a-t-il annoncé le 24 juin. La société avait d'abord annoncé 110.000 demandes sur la même période, mais «il s'agissait des demandes de coupures formulées par les fournisseurs de gaz naturel, pas des coupures réalisées», la moitié des cas s'étant finalement résolus entre client et fournisseur, provoquant l'annulation de la demande.
Le nombre de coupures était déjà passé de 10.000 en 2008 à 100.000 en 2009. De 2008 à 2010, les coupures réalisées auront été multipliées par dix environ. C'est dans ce contexte que GDF Suez a annoncé une augmentation des tarifs du gaz de 5% au 1er juillet... qui risque de faire grimper encore le nombre de foyers insolvables privés d'énergie.
Comment expliquer une telle augmentation des coupures pour impayés?
La hausse des prix: de plus en plus de foyers insolvables privés d'énergie
Explication la plus évidente de la hausse des coupures de gaz pour impayés: la hausse des tarifs. Parmi les 10,8 millions de foyers usagers du gaz, de plus en plus de ménages ne peuvent faire face à l'augmentation de leur facture de gaz.
Précarité énergétique
Fin mai, le médiateur national de l'énergie, Denis Merville, avait indiqué recevoir «de plus en plus d' appels de détresse» émanant de consommateurs incapables de régler leur facture d'électricité ou de gaz. Les dossiers de personnes en situation financière difficile représentent 10% des saisines du médiateur national de l'énergie, un phénomène qui s'amplifie en 2010 «Au début de l'année 2010, nous comptons dix fois plus de dossiers de ce type qu'au début 2009», note Marie-Claude Lassadi, chef du service recevabilité de la Médiation de l'énergie.
Une étude copilotée par l'Agence nationale de l'habitat et la Fondation Abbé-Pierre établissait à 3,4 millions (soit 13%) le nombre de ménages dans une situation de précarité énergétique -c'est-à-dire qu'ils dépensent 10% de leur budget pour payer leurs factures.
+15% depuis début 2010
La facture de gaz des ménages, déjà alourdie par une hausse annuelle allant de 12 euros à 85 euros par l'augmentation des tarifs de 9,7% au mois d'avril dernier, va être encore plus salée à compter du 1er juillet 2010, avec la seconde augmentation de 5 % annoncée par GDF Suez le 21 juin.
Cette augmentation de 5% au 1er juillet concerne les 6,3 millions de consommateurs qui se chauffent au gaz, au tarif B1 (de 6.000 à 30.000 kWh/an). Pour les foyers qui ne se servent du gaz que pour la cuisson, l'augmentation sera de 2,1% , et de 3,1% pour ceux qui disposent d'un chauffe-eau au gaz. La hausse d'avril était la première augmentation depuis août 2008 (+5,3%) et la plus forte depuis novembre 2005 quand les prix avaient bondi de 13,7%. Il n'est souvent pas précisé que parallèlement à ces hausses, le prix du gaz avait baissé de l'ordre de 11% l'année dernière.
Cette annonce n'a pas tardé à provoquer la réaction indignée de la Confédération nationale du logement, une association de défense des locataires:
Augmenter le coût du gaz est totalement scandaleux dans un contexte où le pouvoir d'achat des ménages, notamment des plus modestes, est déjà au plus bas.
«Ceux sont une fois de plus les ménages qui font les frais d'une crise dont ils ne sont pas responsables », s'indigne la CNL.
Le délégué général syndical FO de GDF Suez Philippe Taurines rappelle que le prix du gaz n'a cessé d'augmenter depuis la privatisation de Gaz de France, alors qu'il était avant un des moins chers d'Europe.
Une flambée justifiée?
Selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), le «gendarme de l'énergie» qui évalue la conformité des formules tarifaires de GDF Suez, la hausse des tarifs de 5% au 1er juillet est justifiée par l'évolution du cours du pétrole et par celle du taux de change euro/dollar (l'euro baissant par rapport au dollar, le prix du gaz augmente car les fournisseurs de GDF Suez payent en dollars). Ces deux évolutions élèvent selon la CRE la formule tarifaire de ses coûts d'approvisionnement. (Détails ici). GDF Suez légitime également cette hausse des prix par la hausse des coûts d'infrastructure et de stockage.
Cette hausse des prix et sa validation par la CRE ont été d'emblée contestées. La ministre de l'Economie, Christine Lagarde, s'est dite «assez surprise de la rapidité d'exécution» de l'augmentation des tarifs et a demandé à ce que la CRE organise un audit pour déterminer «si la formule est bonne». L'augmentation des tarifs est en conséquence gelée pendant 6 mois: la hausse aura bien lieu jeudi 1er juillet, mais il n'y en aura pas d'autre d'ici à janvier.
Les contrats de fourniture de gaz de long terme sont calculés grâce à une formule basée sur les coûts d'approvisionnement en gaz naturel (acheminement et stockage), le prix du fioul domestique et du fioul lourd, le prix du baril de pétrole et le taux de change euro contre dollar. Or cette formule ne correspond plus aux réalités actuelles du marché.
Le calage des prix du gaz sur ceux du pétrole est une règle mondiale, inébranlable, historique. «Il faudrait au moins un G20 pour changer cette formule», ironise Jean-Louis Lefranc, de Sud Energie.
Pourtant, une décorrélation entre les prix du gaz et du pétrole a été flagrante en 2009: le prix du brent (pétrole) a augmenté de 20%, tandis que celui du gaz a chuté de 20%. Du dernier trimestre 2008 au premier trimestre 2010 le prix Brent (pétrole) a pris +38% tandis que le prix Henry Hub (gaz) s'est effondré de -19%.
Alors qu'il est facile de justifier une hausse du tarif du gaz en invoquant la hausse du prix du pétrole -provoquée par la crise et connue de tous-, il existe en réalité une claire décorrélation entre les deux prix.
Cette décorrélation s'observe sur les marchés spot -de court terme. 75% de l'approvisionnement en gaz de GDF se fait sur des contrats à long terme (20 ans) conclus directement avec les pays producteurs, explique Philippe Taurines, délégué général syndical FO de GDF Suez. Les 25% d'approvisionnement sur marché spot, où il y a décorrélation pétrole/gaz, permettent ainsi à l'entreprise de dégager une marge.
Dans un communiqué, la CGT Mines Energie dit dénoncer depuis des mois le non-alignement des prix du gaz par rapport à la réalité des prix de revient.
Par ailleurs, malgré sa validation de la nouvelle formule tarifaire, la CRE a rappelé que la formule tarifaire fait déjà l'objet d'un audit (indépendant de celui demandé par Lagarde) sur lequel elle délibérera d'ici à septembre. Les premiers résultats laissent entrevoir des modifications fondées sur les renégociations en cours des contrats à long terme entre GDF Suez et ses fournisseurs. Celles-ci aboutiraient à l'intégration d'une indexation plus importante sur les prix de marché, inférieurs à ce jour aux prix indexés sur le pétrole.
La CRE elle-même reconnaît donc la nécessité de modifier les mécanismes de fixation des prix de Gdf Suez.
Une fixation des tarifs trop opaque?
La sortie de Christine Lagarde remet en cause le nouveau mode de fixation des prix établi par un décret du 22 décembre 2009. Selon ce décret, le gouvernement donne une orientation annuelle, accepte de ne pas intervenir dans le processus de calculs de l'ex-entreprise publique et de confier à l'instance régulatrice (la CRE) la négociation des nouveaux prix. Avant décembre 2009 les tarifs réglementés du gaz naturel étaient fixés par les ministres de l'Economie et de l'Energie après un simple avis consultatif de la CRE. Depuis le 1er janvier, GDF, dont l'Etat ne détient plus que 35% du capital, a donc plus de marges de manoeuvre puisqu'il propose un prix dans une fourchette établie par le gouvernement seulement une fois par an.
Valérie Jersey, secrétaire générale de l'AFOC, dénonce un manque de transparence sur le mécanisme de fixation des tarifs. «La commission réalise des audits très techniques sans se préoccuper de l'intérêt des consommateurs, qui n'ont d'ailleurs droit à aucun contrôle démocratique.» La FNME CGT le condamne également:
Quels sont exactement les prix négociés dans le cadre des contrats à long terme? Le gaz acheté dans ces contrats sert-il bien à satisfaire la consommation nationale, ou GDF Suez en use-t-il pour spéculer sur les marchés internationaux?
9 milliards d'euros de bénéfice
Pendant ce temps, GDF Suez dégage des bénéfices. Les résultats de l'entreprise ont atteint des sommets en 2008 et 2009: neuf milliards d'euros sur les deux ans. 4,47 milliards d'euros de bénéfices en 2009, après 4,85 milliards d'euros en 2008, 5,56 en 2007, 2,29 en 2006, 1,74 en 2005, 1,15 en 2004.
En revanche, il n'existe pas de résultat par branche (service, électricité, gaz, etc...). Impossible donc de connaître les résultats spécifiques de Gaz de France.
Depuis l'ouverture des marchés, la quête du profit accélère les coupures
Depuis la privatisation de GdF en 2007, tous les consommateurs de gaz naturel (et d'électricité) ont la possibilité de choisir librement leur fournisseur d'énergie sur un marché devenu concurrentiel. Le gaz n'a plus rien d'un service public, les usagers sont devenus des clients d'entreprises privées.
Cette ouverture du marché de l'énergie n'a cessé d'être critiquée par tous les syndicats d'énergie. Parmi leurs reproches figure celui selon lequel le service au consommateur s'est beaucoup dégradé, sa politique de tolérance vis-à-vis des mauvais payeurs ayant été particulièrement affectée.
Réduction des services au consommateur
GDF Suez est soumis à un plan d'économie général qui touche tous les secteurs. Pour assurer une réduction des coûts dans un marché concurrentiel, GDF Suez renonce à du personnel de son service clients très précieux en cas de litiges ou de non paiement des factures. L'AFOC dénonce «la suppression des agences qui permettent aux consommateurs en situation fragile d'avoir un interlocuteur». Celles-ci ont été remplacées par des centres d'appels. Les consommateurs se plaignent de leurs difficultés à joindre un interlocuteur. Le service clients a été centralisé: trois pôles clientèles existent désormais, à Lannion, Nantes et Paris.
La multiplication des saisines du médiateur national de l'énergie témoigne par ailleurs de ce manque de réponses du côté du fournisseur.
Moins de tolérance pour les mauvais payeurs
La décision de couper le gaz est exclusivement celle du fournisseur (Gaz de France, Edf, Altergaz, Poweo...).GrdF n'est qu'un exécutant, comme le répète son service de communication.
Les décisions de couper sont prises en interne chez le fournisseur et aucune donnée exacte n'est disponible les concernant. Il faut alors s'en tenir aux récits des employés, syndicats et consommateurs qui alertent sur une tendance à réduire la tolérance vis-à-vis des impayés. Jean-Philippe Guilbot, délégué général syndical de FO Energies et Mines, qui connaît GrdF depuis 30 ans et a donc connu l'entreprise «intégrée» (c'est-à-dire avant la privatisation), en témoigne:
On me le rapporte tous les jours, surtout les agents d'intervention qui vont couper le gaz sur ordre du fournisseur. Ils me disent que les temps ont changé. Alors qu'au temps de l'entreprise intégrée, on finissait par couper sous certaines conditions, aujourd'hui on coupe au moindre écart.
Avant la privatisation, les entreprises EDF et GDF étaient formellement engagées à mettre en oeuvre une politique de solidarité: «Le service public concourt à la cohésion sociale, en assurant le droit à l'électricité pour tous, à la lutte contre les exclusions, au développement équilibré du territoire.»
Le fournisseur prenait une décision en fonction de la «qualité payeur» de l'usager, avec des notes allant de 0 à 5. Schématiquement, un 0 était attribué à ceux qui payaient toujours à la dernière minute ou avec délai, un 5 aux bons payeurs, toujours à l'heure. La situation de chacun était analysée en fonction de ces informations. Un mauvais payeur «récidiviste» avait moins de chance qu'un bon payeur de se voir autoriser un délai ou d'obtenir un étalement de sa dette. «Aujourd'hui, la politique est clairement moins souple, moins tolérante, guidée par des objectifs de rentabilité», assure Philippe Taurines, délégué général syndical FO de GDF Suez.
Des mécanismes d'aide insuffisants
Diverses mesures d'aides existent pour permettre aux ménages pauvres de bénéficier d'une réduction significative de leur facture sur l'abonnement et la consommation. Mais leurs failles sont nombreuses. Elles ne sont plus adaptées car les plafonds ont été remontés par la hausse des tarifs. Le consommateur ne les connaît pas, ou peine à se retrouver dans la complexité des procédures à effectuer.
Quelles aides?
Au bout de 15 jours après la date limite de paiement, si la facture est impayée, le consommateur reçoit une lettre de relance de son fournisseur (Gaz de France, Edf, Altergaz, Poweo...) lui indiquant qu'il a 15 jours pour régulariser sa situation. Ce sont ces 15 jours, éventuellement renouvelables, qui permettent au consommateur de solliciter des aides. Le fournisseur doit être prévenu par les services sociaux qu'un dossier a été déposé et n'a pas le droit de couper avant le résultat de la demande d'aide. Si aucune aide n'a été demandée dans le délai de 15 jours, la fourniture de gaz est coupée.
En cas de rappel du fournisseur, la première aide à solliciter est celle du Fonds de solidarité pour le logement (FSL) qui dépend du conseil général. Les chances d'obtenir de l'argent dépendent de la politique du département, de l'argent qui reste dans les caisses et de la fréquence des demandes.
Il existe également le tarif spécial solidarité (TSS) gaz, hérité de l'ancien dispositif «pauvreté-précarité»: les clients dont les ressources sont inférieures ou égales à 626,76 € par mois (pour une personne seule) au 1er juillet 2009 -seuil ouvrant droit à la CMUC (protection complémentaire en matière de santé)- ont droit à la fourniture de gaz naturel à un tarif préférentiel, accordé pendant un an, et cumulable avec les aides du FSL. Environ un million de foyers sont éligibles à ce tarif.
Les aides ne suffisent plus
La précarité et le chômage ayant augmenté avec la crise, de plus en plus de ménages ont du mal à joindre les deux bouts, ne peuvent pas payer une facture d'énergie ou ne la font pas passer en priorité -ils ont aussi des difficultés pour payer leurs loyers, leurs factures de téléphone, d’eau….Dans ce contexte, les aides ne sont plus adaptées. Le Tarif spécial solidarité par exemple a été fixé en 2008. Avec la baisse du pouvoir d'achat, les 626 euros ne veulent plus dire la même chose aujourd'hui. D'autant que l'augmentation des tarifs est venue se conjuguer à celle de la précarité. Sans compter que l'hiver 2009-2010 a été long et a fait augmenter la facture de gaz pour tous.
Démarches lourdes et peu connues
D'après le rapport 2009 du médiateur de l'Energie, seuls 45% des Français savent qu'il existe des tarifs spéciaux pour les consommateurs ayant de faibles revenus.
Et même les ménages concernés et informés ne bénéficient pas obligatoirement d'aides. Réagissant à l'annonce de Grdf du 21 juin, l'AFOC affirme avoir «souligné dès le début» la lourdeur des démarches qui permettent de bénéficier du tarif social gaz, qui «risque de décourager les ayants droit de mener leur demande jusqu'à son terme». Sa secrétaire générale Valérie Jersey fait part des réclamations de consommateurs sur la lisibilité de ces aides «Il existe un tarif social pour le gaz , un autre pour l'électricité... il y a des systèmes particuliers pour tout, ce sont des procédures inextricables.» L'AFOC réclame «une automaticité des aides par rapport aux besoins identifiés».
Les associations prennent de plus en plus le relais
Ce que déplore l'association de consommateurs, c'est que les associations comme le Secours Populaire, les Restos du Coeur, les associations municipales ou la Croix Rouge soient de plus en plus sollicitées pour pallier un système d'aide désorganisé et insuffisamment relayé par le gouvernement et le fournisseur lui-même. En juin 2009, Didier Piard, directeur de l'action sociale à la Croix-Rouge française, relevait que, selon une enquête menée auprès des délégations locales de l'organisation, «les aides dispensées pour payer les factures énergétiques (gaz, électricité, fioul) représentent près de 40% des aides allouées».
Annabelle Laurent
L'explication remercie Philippe Taurines, délégué général syndical FO de GDF Suez, Jean-Philippe Guilbot, délégué général syndical FO de GrdF, Jean-Louis Lefranc, de Sud Energie,Laetia Rossi, de la communication de GrdF et Valérie Jersey, secrétaire générale de l'AFOC
Photo: Metano/Conanil via Flickr CC License By