D'emblée, deux forces sont mises en concurrence par le film. L'une, très reconnaissable, vient du polar «de société», avec à la fois un tandem de flics –un vieux renard et une jeune femme– et les motifs de la corruption comme des conflits intimes et familiaux.
L'autre, insolite et impressionnante, est un «personnage» rarement filmé de manière aussi puissante: un quartier. Plus précisément un immense chantier, quartier de luxe prévu dans les faubourgs de Tunis sous la dictature de Ben Ali, abandonné à la révolution, et qui reprend peu à peu.
Les symboliques sociales et politiques liées à ces ensembles de blocs de béton verticaux, d'ébauches de luxueuses villas et d'artères promises aux voitures de luxe et hantées par les SDF, les chiens et les herbes folles, sont puissantes.
Pourtant, l'art de Youssef Chebbi tient d'abord à sa façon de porter attention aux matières, à la dureté des angles et aux contrastes des lumières découpées par une architecture aussi brutale que la société dont elle est le produit. Les nombreux plans dépourvus de présence humaine visible, et pourtant habités –par qui? par quoi?– offrent à la mise en scène une respiration plus ample et plus profonde.
Celle-ci convoque silencieusement une autre question, remarquablement suggérée: qui observe? De qui ou quoi la caméra est-elle l'œil? Amie ou ennemie, organe d'un pouvoir humain ou non, menace, protection ou surveillance à distance; l'entité détentrice du point de vue pourrait être de nature policière, artistique, sociale (au sens des réseaux du même nom), surnaturelle.
Corps en feu, images
Mais le feu. La première victime découverte par les deux flics a été brûlée. Voici de quoi nourrir une énigme et une enquête, peut-être relier les événements à la haine que ses collègues portent à la jeune policière, fille d'un avocat qui essaie de faire reconnaître et condamner les crimes des forces de l'ordre sous le régime précédent.
Apparaissent des images de corps humains qui s'enflamment. En Tunisie, cela renvoie immédiatement à l'immolation de Mohammed Bouazizi, qui fut le signal du soulèvement populaire fin 2010 et début 2011. Circulent à l'infini les vidéos virales de cet acte, et de très nombreux autres qui, sans avoir reçu la même attention que le suicide de Sidi Bouzid, surgissent sur les réseaux sociaux.
L'horreur d'un corps qui brûle. La stupeur et l'étrangeté de l'image d'un corps qui brûle. Et puis plusieurs. | Jour2fête
L'énigme policière et la chronique sociale s'enflamment littéralement sous l'influence de ce motif à la fois visuel, sensoriel et inscrit dans la mémoire collective de tout un peuple.
Mais voilà que tout se reconfigure à nouveau, sous les influences d'emprises dont on ne sait ce qu'elles doivent au mysticisme, au surnaturel, au recours à des moyens de pression aussi obscurs que puissants.
Ces menaces opaques infusent les zones d'ombre et les rêves. Elles n'effacent pas les formes plus concrètes de brutalité extrême, dont celles de policiers déterminés à préserver à tout prix leur pouvoir et à échapper à une lumière qui dénoncerait un long passé de pratiques inavouables.
Menacée, la policière (Fatma Oussaifi) croyait devoir résoudre une énigme, elle s'approche d'un mystère. | Jour2fête
Un spectre hante les Jardins de Carthage, ce lotissement de prestige hérité de la précédente dictature. Mais le spectre de qui, ou de quoi? L'établissement par l'identité judiciaire du portrait-robot d'un fantôme défiguré résonne comme une blague macabre.
Mystère et fantasmagorie
Ashkal («formes» en arabe) ne cesse ainsi de se reconfigurer, la fiction circulant simultanément sur plusieurs territoires, définis par des repères et des horizons différents.
Premier long-métrage de fiction entièrement signé d'un cinéaste qui avait auparavant travaillé avec son frère Ismaël, aussi bien côté documentaire (Babylon, également cosigné avec Ala Eddine Slim) qu'à la réalisation d'une autre histoire criminelle habitée par le fantastique (Black Medusa), Ashkal impressionne par sa manière de simultanément jouer des codes et les déplacer.
Dans le labyrinthe des Jardins de Carthage, qui regarde qui? | Jour2fête
Grâce notamment à sa relation aux espaces, et à sa capacité à faire exister des êtres qui ne se résument pas à leurs fonctions (fonction dans la société, fonction dans le récit), le film se déploie avec les ressources du mystère et de la fantasmagorie, aux franges de l'horreur.
Il est à la fois une réflexion critique sur l'état du pays et une méditation sur le magnétisme des formes, des lumières et des ombres. Il approche le rapport trouble, par-delà les explications psychologiques, politiques ou religieuses, à l'absolu et à la mort. Ashkal active ainsi un brasier paradoxal, d'une incandescente beauté.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Ashkal, l'enquête de Tunis
de Youssef Chebbi
avec Fatma Oussaifi, Mohamed Houcine Grayaa, Rami Harrabi
Durée: 1h32
Sortie le 25 janvier 2023