Une femme qui file au commissariat dénoncer sa mère handicapée, qu'elle a vue dérober de la chicorée au supermarché, et dissimuler le pot dans son fauteuil roulant avant de passer à la caisse. La fille qui alerte aussi les clients, les passants, afin que le plus de monde possible, sur le parking, puisse se précipiter sur la vieille dame pour la houspiller, la soulever, la bousculer, enfin découvrir la preuve du larcin, et la brandir à la face du monde. Afin que nul n'en l'ignore...
Dans sa partie «privée», l'«affaire Bettencourt» ressemble à peu près à ça. A n'importe quelle scène de haine intime et d'exhibitionnisme familial. Le décor n'est pas le même, le degré d'aisance sociale des protagonistes non plus. Les beaux quartiers, les sommets de la fortune financière, plutôt que les zones industrielles de la banlieue, et son humanité écrasée. Mais on est tout de même, à bien des égards, chez les Thénardier. Mêmes déchirements des liens du sang. Comme souvent, mêmes règlements de comptes entre femmes, en l'absence du père.
Tiens, le père... Personne n'en parle, ou presque. Aurait-il pu empêcher l'effrayant crêpage de chignons, dont l'opinion publique suit les rebondissements comme une sitcom de bord de piscine hollywoodien? L'a-t-il fait, ne libérant involontairement les ressentiments qu'à son dernier souffle?
François-Marie Banier, le photographe mondain par lequel le malheur est arrivé, a été longtemps le familier aussi d'André Bettencourt, mari de Liliane et père de Françoise, l'enfant unique de la famille. L'invité -«le pique assiette», dit Françoise- avait table ouverte dans l'hôtel particulier de Neuilly et dans la maison de Bretagne. Françoise Bettencourt-Meyers a même raconté récemment le déjeuner, en Bretagne, qui a déclenché sa détestation du personnage:
Banier a commencé à parler de mon père avec des mots moqueurs, méprisants et humiliants. Devant lui et devant nos enfants. J'ai trouvé son comportement odieux. Sur le moment, je n'ai rien dit, et je le regrette (...).
Les somptueux cadeaux financiers, que Françoise Bettencourt-Meyers reproche à sa mère, Liliane Bettencourt, avaient commencé du vivant de l'ancien ministre, membre des Républicains indépendants, qui est resté sénateur jusqu'en 1995.
A-t-elle toute sa tête?
L'artiste amusait l'héritière de l'Oréal, le groupe fondé par son père, Eugène Schueller. Il avait toujours une bande d'amis, homosexuels comme lui, il l'entraînait dans des musées, dans des endroits qu'elle n'avait jamais fréquentés, et faisait voyager, au bout du monde, cette femme plutôt BCBG... La fille légitime des Bettencourt a-t-elle craint de se voir imposer une sorte de demi-frère adoptif, après la disparition de son père? En tout cas, juste un mois après la mort d'André Bettencourt, le 19 novembre 2007, elle déposait une plainte contre X pour «abus de faiblesse» sur la personne de sa mère devant le parquet du tribunal de Nanterre.
Se déclenchait alors un formidable duel à propos de l'état de santé mentale de Liliane Bettencourt. La question que Françoise Bettencourt-Meyers cherchait à voir posée par la justice revenait à ceci: a-t-on toute sa tête quand on donne près d'un milliard d'euros à un gigolo, fût-il le plus attentionné? Patrice de Maistre, le gestionnaire de Liliane Bettencourt a donné le détail des transferts amicaux, depuis quinze ans. Trois contrats d'assurance-vie pour un montant de 260 millions d'euros, dont Liliane Bettencourt a réglé elle-même –en plus– les droits de donation; deux autres contrats d'assurance-vie dont la valeur, en 2010, atteint 584 millions d'euros; des créances pour un montant de 53 millions d'euros, ainsi que la nue-propriété d'oeuvres d'art estimées à une trentaine de millions d'euros.
L'argent comme mode d'expression
Longtemps, Liliane Bettencourt s'est défendue en tentant d'expliquer qu'elle est une femme riche, «une femme libre», et qu'elle fait ce qu'elle veut de son argent personnel. C'est vrai, il y a pire que lâcher un milliard d'euros.
Liliane Bettencourt s'exprime avec ce qu'elle a, à travers l'univers qu'elle connaît depuis son enfance. L'argent. Un tas immense. Hors échelle. Pour se donner un point de comparaison, elle est plus riche que l'Oncle Picsou. 21e fortune européenne. Première fortune française, jusqu'en 2008. Elle détient 30,8% des actions de l'Oréal, fleuron du CAC 40, soit en évaluation basse plus de 17 milliards d'euros.
Entre la fille et la mère, ce n'est évidemment pas une affaire d'argent. Ou alors, pas pour le présent. Liliane Bettencourt prend soin, depuis que l'affaire a éclaté, de rappeler que tous ses biens ont été transférés depuis longtemps en nue propriété à sa fille et à ses deux petits-fils. 90% des actions l'Oréal, l'hôtel particulier, la maison de Bretagne... En plus, à 56 ans, Françoise est déjà propriétaire, en son nom propre, de 185 millions d'actions du groupe.
Non, ce qui est en cause est bien davantage le statut mental d'une femme de 87 ans, et des conséquences que pourrait avoir une décision des juges allant dans le sens de l'irresponsabilité psychique. Ce qui est demandé au tribunal de Nanterre n'est ni plus ni moins que la mise sous tutelle ou sous curatelle de Liliane Bettencourt. On comprend la lenteur du tribunal, les infinies précautions des experts psychiatriques, l'embarras du juge Courroye, procureur au tribunal de grande instance de Nanterre, et les oublis (volontaires?) du ministère du Budget.
La promesse faite à Mitterrand
Liliane Bettencourt, du point de vue de la collectivité nationale, est intouchable. D'abord parce qu'elle est la première contribuable particulière de France (400 millions d'euros en dix ans). Qu'elle passe pour avoir toujours négligé, contrairement à ce que prétend la presse, ces jours-ci, la fraude fiscale à grande échelle.
Cela fera de la peine à certains de nos confrères, très actifs sur ce dossier, mais cette attitude découle d'une promesse faite... à François Mitterrand. André Bettencourt et l'ancien président de la République étaient de très vieux amis. André avait aidé François à s'évader pendant la guerre. Ils ont été membres du même réseau de résistance, et à la Libération, Eugène Schueller, le père de Liliane, très engagé aux côté de l'extrême droite collaboratrice, doit au témoignage de François Mitterrand de n'avoir pas connu la prison, ce qui a par là même sauvé le groupe naissant du démembrement. Devenus très riches, Liliane et André Bettencourt ont été à plusieurs reprises sollicités par le groupe suisse Nestlé –dans lequel ils ont aussi des parts– pour la vente de l'Oréal. Lequel Nestlé détient tout de même 29,6% des actions du groupe de cosmétiques, et s'impatiente d'en détenir davantage. Mais l'Oréal restera français. Dans les années 2000, les assauts capitalistiques de Nestlé sont devenus plus pressants. Liliane a toujours tenu ses engagements. Un accord existe même entre les deux groupes pour que le capital de l'Oréal demeure français du vivant de Liliane Bettencourt.
On comprend pourquoi, après la gauche, la droite, au gouvernement, n'est pas allée déranger l'héritière pour ces quelques 90 millions d'euros oubliés dans deux comptes suisses. C'est beaucoup plus qui pourrait, à ce jour, se trouver dans des comptes off-shore. L'un des premiers groupes du CAC 40. Emietté par la mondialisation de la finance. Quant à l'île d'Arros, ce n'est même pas un oubli; c'est une miette, échappé d'un patrimoine invraisemblable, que personne n'a remarquée.
Un édifice qui vole en éclats
Le risque de mise sous tutelle d'une vieille dame change tout. Qui serait désigné comme curateur ou tuteur? La fille? Des tiers? François-Marie Banier? Là aussi, contrairement à ce qui a d'abord été rapporté, le parquet de Nanterre a fait diligence, et le fisc avec lui, pour mieux cerner la personnalité du photographe. Un compte a vite été découvert au Lichtenstein et son titulaire redressé, et le fisc a obtenu règlement de tous les impôts découlant des dons de Liliane Bettencourt.
Tout le monde sait, depuis deux ans, parquet, magistrat instructeur, ministère du Budget, Matignon et Elysée, que Liliane Bettencourt agit parfois légèrement, qu'elle perd un peu la mémoire, et qu'elle se place aussi, sans réagir, sous la coupe de François-Marie Banier. Les mêmes savent aussi parfaitement que le confident de la vieille dame n'est pas le personnage le plus recommandable.
Mais ces mêmes acteurs n'ont rien pu faire d'abord que prier pour que l'héritière aille jusqu'au bout de sa vie sans plus d'anicroches. Le photographe a été mieux cerné. Placé en garde à vue plusieurs heures, ainsi que deux de ses amis. Sermonné par des policiers qui n'étaient pas des spécialistes des enquêtes financières. On a parié sur son bon sens. Ou son sens de ses intérêts...
L'acharnement de Françoise Bettencourt-Meyers, et l'arrivée, fort opportune pour elle, des enregistrements (article payant de Mediapart) dans des rédactions, ont fait voler en éclat cet édifice de veille. S'il retient les CD-ROM comme preuve, le tribunal ne pourra pas ignorer que François-Marie Banier a bien failli se retrouver légataire universel de Liliane Bettencourt, par testament. Ou que Patrice de Maistre espère se faire désigner comme seul gestionnaire de ses biens, puisque l'héritière de l'Oréal aurait signé, à en croire les enregistrements, «un mandat de protection future», en cas d'empêchement, pour devancer une éventuelle décision d'abus de faiblesse.
Le procès doit commencer le 1er juillet. Il sera peut-être reporté, pour supplément d'enquête. Tout le monde, dans cette affaire de rancœur ordinaire et de haute stratégie financière, doit avoir besoin d'y voir plus clair encore.
Philippe Boggio
Photo: REUTERS/Konstantin Chernichkin
Note de l'éditeur: Liliane Bettencourt, elle, a fini par être également entendue par la police. Cela s'est passé le 26 juin. La milliardaire a été entendue samedi par des policiers de la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP) dans le cadre de l'enquête sur les enregistrements clandestins. Son avocat,Me Georges Kiejman, l'a confirmé lundi.