Culture

«Les Banshees d'Inisherin», fable comique et cruelle sur une amitié masculine

Temps de lecture : 4 min

Centrée sur une dispute amicale dans l'Irlande des années 1920, la meilleure comédie de l'année va aussi vous briser le cœur.

«N'étiez-vous pas les meilleurs amis au monde, Colm et toi?» | Capture d'écran 20th Century Studios FR via YouTube
«N'étiez-vous pas les meilleurs amis au monde, Colm et toi?» | Capture d'écran 20th Century Studios FR via YouTube

Nous sommes en 1923, sur l'île irlandaise d'Inisherin, et comme tous les jours à 2h de l'après-midi, Pádraic (Colin Farrell) passe chercher son ami Colm (Brendan Gleeson) en allant au pub. Mais ce jour-là, quelque chose a changé. Sans préavis ni raison apparente, Colm a décidé de mettre fin à leur amitié. «Je ne t'apprécie plus, c'est tout», lui explique-t-il calmement.

Devant l'incompréhension de son ami, l'Irlandais taciturne va même plus loin: il promet de se couper les doigts un par un si Pádraic continue de s'adresser à lui. C'est ainsi que démarre Les Banshees d'Inisherin, fable dévastatrice signée Martin McDonagh (Bon Baisers de Bruges, 3 Billboards: Les Panneaux de la colère), en salle depuis le 28 décembre.

Le geste de Colm peut sembler inutilement cruel, et il l'est. Mais dans cette parabole où se côtoient humour noir et tristesse infinie, tout est plus nuancé qu'il n'y paraît. Au gré du film, on en apprend un peu plus sur les raisons du rejet de Colm, qui en plus de trouver son ami terriblement «barbant», tolère de moins en moins «le lent passage du temps» sur Inisherin.

Sur cette île rurale, les habitants vivent principalement de bière et de ragots, tandis que le musicien veut donner un sens plus profond à son existence. Il souhaite se consacrer à la composition d'un morceau de violon qui lui survivra, et estime que sa relation avec Pádraic l'empêche d'accomplir quoi que ce soit de grand ou mémorable. À travers ce positionnement radical, Martin McDonagh interroge le mythe des artistes torturés, qui utilisent la création comme excuse pour justifier leur tyrannie. Peut-on faire de l'art sans aliéner ou abandonner notre entourage? Et pourquoi avons-nous décidé qu'un morceau de musique aurait plus d'importance que la gentillesse envers un être aimé?

Amitié masculine

La rupture entre les deux hommes n'est pas que pratique, elle est philosophique, et Les Banshees d'Inisherin soulève une multitude de questionnements sur la création, l'orgueil, la culpabilité, la solitude ou l'ambition. Il dépeint aussi la beauté et les limites de l'affection platonique entre deux hommes.

Au cinéma, l'amitié ne bénéficie pas d'une représentation aussi extensive que l'amour romantique ou filial. Et encore moins l'amitié masculine, trop rarement explorée en dehors des comédies potaches et de la saga Fast and Furious. La tendresse et l'instinct protecteur que se témoignent les personnages dans Les Banshees d'Inisherin n'en est que plus bouleversante.

Colin Farrell, en particulier, livre une performance à vous fendre le cœur, dans le rôle d'un homme simple et purement gentil («one of life's good guys»), qui ne demande rien de plus que de passer du temps en compagnie de sa sœur, son ami et ses animaux. Un peu benêt, il aurait pu être traité comme un simple instrument comique –et Colin Farrell est effectivement hilarant. Mais ce qui emporte tout, c'est sa vulnérabilité, parfois presque insoutenable tant on est peu habitués à voir un personnage masculin exprimer ses émotions avec une telle sincérité.

Alors que Colm est un violoniste sérieux qui nourrit de grandes ambitions artistiques, Pádraic est un fermier débonnaire qui converse régulièrement avec son âne, et dispose d'une culture générale aussi limitée que son vocabulaire. On ne saura jamais à quoi ressemblait leur amitié avant qu'elle ne soit rompue, mais leur partenariat incongru suggère que dans les collines désertées d'Inisherin, les deux hommes n'avaient peut-être pas de meilleure option.

L'art pour contrer le désespoir

Martin McDonagh transforme ainsi l'immensité de l'île verdoyante en un décor claustrophobe où l'ennui grignote peu à peu la santé mentale des personnages. Colm, on le découvre lors d'une conversation entre lui et son prêtre, souffre de «désespoir» –autrement dit, de dépression. Son attitude cruelle masque en fait une profonde détresse existentielle, qui le pousse à la violence et à l'automutilation: «Je crois que je m'occupe en repoussant l'inévitable», confie-t-il tristement. Quant à son désir irrépressible de création, il trahit la peur d'être oublié après sa mort.

À travers tous ses personnages, Les Banshees d'Inisherin explore ainsi le poids de la solitude. Tandis que la postière s'abreuve de nouvelles sordides, le policier passe sa rage sur son fils, qui s'abrutit avec l'alcool pour émousser la douleur. Et puis il y a Siobhán, la sœur de Pádraic incarnée par Kerry Condon. Intelligente et passionnée de littérature, elle souffre elle aussi d'une mélancolie de plus en plus difficile à ignorer. Son personnage forme la synthèse des deux visions masculines qui s'opposent, la bonté et l'ambition: elle rêve de déployer son potentiel sur le continent, mais reste coincée à Inisherin par amour pour son frère.

Guerre civile

Pendant que Siobhán assiste à la lente érosion des âmes autour d'elles, une figure étrange rôde: cette vieille dame du village, souriante mais sinistre, et toujours vêtue de noir, qui sème le présage d'une terrible tragédie.

La mort est omniprésente dans Les Banshees d'Inisherin. Comme le titre du film, le morceau de violon composé par Colm (en réalité par Brendan Gleeson lui-même) fait référence aux banshees, ces créatures mythiques qui annoncent la mort en hurlant. «Je pense qu'elles ne crient plus, mais qu'elles se contentent de nous observer silencieusement en souriant», nous dit Colm.

La mort, on la trouve aussi sur la rive d'en face, que contemplent ponctuellement les personnages lorsque des coups de feu retentissent. Faisant plus que jamais ressortir ses racines de dramaturge, Martin McDonagh utilise littéralement la guerre civile irlandaise comme arrière-plan. L'inimitié brutale entre les deux héros, qui sombrent dans un conflit violent alors qu'ils se considéraient comme des frères, vient illustrer l'absurdité de la guerre.

Le film, qui nourrit de bonnes chances de briller aux Oscars, a déjà reçu de multiples prix et nominations. Son script au rythme musical, où les dialogues faits de répétitions sonnent presque comme des refrains, a été récompensé à la Mostra de Venise 2022, tout comme la performance de Colin Farrell. Ses nombreuses nominations dans la catégorie «meilleure comédie ou film musical» aux Satellite Awards et aux Golden Globes ont quant à elles fait ressurgir un vieux débat de cérémonies de remise de prix: le film est-il une comédie ou un drame?

Pour nous, pas de raison de choisir. Comme la vieille dame qui sème la mort en souriant, Les Banshees d'Inisherin est une sombre et merveilleuse contradiction: peut-être le seul film de l'année que l'on peut qualifier à la fois de «feel good» et «sans espoir».

Les Banshees d'Inisherin

de Martin McDonagh

avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon, Barry Keoghan

Séances

Durée: 1h54

Sortie le 28 décembre 2022

Newsletters

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Le pire mode de voyage dans le temps –et surtout le plus con.

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio