Henry Kissinger vient de rejoindre la liste de ces éminentes personnalités dont les tentatives d'esquisser un plan de paix pour l'Ukraine ne font que révéler à quel point elles se font des illusions sur la nature du conflit. Le projet qu'il propose est une panacée fantasmatique, alimentée par la nostalgie d'un âge d'or, qui n'a aucune valeur curative pour la guerre qui est vraiment en train de se dérouler.
Dans un article publié dans The Spectator le 17 décembre, l'ancien homme d'État et actuel historien propose un cessez-le feu et un retour aux frontières d'avant l'invasion de février dernier. En d'autres mots, il suggère que la Russie retire toutes ses troupes des zones de l'Ukraine qu'elle a conquises cette année –mais pas de la Crimée ni de la petite tranche d'Ukraine orientale annexée ou occupée en 2014. Les arrangements pour ces territoires, explique-t-il, doivent être négociés ou décidés par le biais d'un référendum sous supervision internationale.
C'est une idée qui n'est ni nouvelle ni particulièrement ingénieuse. Henry Kissinger souligne qu'il l'a proposée au mois de mai. D'autres avaient avancé le même genre de propositions avant lui, mais il y a un hic –et il y a toujours eu un hic: le président russe, Vladimir Poutine, n'a aucun intérêt à s'y plier. Il ne gagnerait rien à retirer ses troupes –une initiative qu'il considérerait, à juste titre d'ailleurs, comme une défaite. Et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, également à juste titre, n'a aucun intérêt à envisager un cessez-le-feu dont l'armée russe profiterait pour se regrouper et se mobiliser –à moins que son homologue russe ne commence par retirer l'intégralité de ses troupes.
En d'autres mots, c'est une idée vouée à l'échec et cet article est une perte de temps absolue. Sauf sous un angle: il expose les limites d'une façon de penser la politique internationale, en tout cas en ce qu'elle s'applique à la guerre entre l'Ukraine et la Russie, et expose également celles de la pertinence de Henry Kissinger au XXIe siècle.
La réminiscence d'une thèse
L'homme a 99 ans. Il est naturel, même pour des gens qui auraient dix ou vingt ans de moins, de pleurer la gloire des neiges d'antan ou, pour le moins, de considérer les crises actuelles à travers le prisme d'un passé plus ordonné. En retrait du pouvoir depuis près d'un demi-siècle, désireux de préserver son statut d'intellectuel public digne d'attention et d'influence, Henry Kissinger doit regarder avec une certaine tendresse l'œuvre qui lui a valu sa position d'érudit –sa thèse de doctorat, transformée en livre en 1957: Le Chemin de la paix.
Il y relatait comment les deux grands hommes d'État du début du XIXe siècle, le chancelier autrichien Klemens Wenzel von Metternich
et le secrétaire britannique aux Affaires étrangères, le vicomte Castlereagh, avaient façonné un nouvel ordre européen au Congrès de Vienne en 1815 après la fin des guerres napoléoniennes –un ordre qui préserva la paix pendant cent ans.
Ce livre reste captivant et, surtout, est un modèle pour la branche du réalisme international –la realpolitik–, qui envisage la politique de l'équilibre des puissances comme la clé de la paix à quelque époque que ce soit. Vu dans ce contexte, l'article publié par Henry Kissinger dans The Spectator est une tentative d'imposer les leçons de sa thèse à la guerre en Ukraine. Le problème, c'est que ça ne colle pas.
Retour en 1914-1918
Kissinger commence son article par un bref résumé de la Première Guerre mondiale. Elle débute en 1914, lorsque, comme il le souligne, les dirigeants européens foncent tête baissée dans un conflit dans lequel aucun d'entre eux ne se serait aventuré s'ils en avaient prévu les conséquences quatre ans plus tard.
Il n'y a pas le moindre parallèle à faire entre la guerre de 1914 et celle de 2022.
Elle commença presque par accident. L'assassinat du prince héritier de l'empire austro-hongrois déclencha une escalade automatique lorsque les dirigeants des deux grandes alliances activèrent leur inflexible plan de mobilisation militaire –l'Allemagne attaquant la Belgique afin de vaincre la France, la France réagissant en conséquence, et d'autres pays entrant dans la mêlée comme l'exigeaient leurs engagements.
Deux ans après le début du conflit, les nations combattantes, embourbées dans l'impasse de la guerre des tranchées, cherchèrent la médiation des États-Unis, mais le président Woodrow Wilson les fit attendre encore deux ans, jusqu'après sa réélection. Lorsqu'il décida d'agir, deux millions de soldats supplémentaires avaient été massacrés.
Le conflit a débuté quand la Russie a envahi l'Ukraine, point final
Henry Kissinger interroge: «Le monde d'aujourd'hui se trouve-t-il à un tournant comparable en Ukraine, tandis que l'hiver y impose une pause aux opérations militaires à grande échelle?» Cette question n'a pas de sens. Il n'y a pas le moindre parallèle à faire entre la guerre de 1914 et celle de 2022.
Le conflit actuel a débuté lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, point barre. La Russie n'a pas été incitée à l'invasion pour obéir à un quelconque entrelacs d'alliances –Vladimir Poutine a pu craindre que l'Ukraine rejoigne l'OTAN, mais rien ne laissait alors envisager une telle perspective. L'Ukraine n'était pas engagée dans la moindre alliance –les États-Unis et leurs alliés de OTAN l'ont progressivement aidée en lui fournissant des armes et des renseignements, à mesure que la Russie intensifiait son attaque, mais ils évitent résolument de s'engager directement dans les combats.
Et ni la Russie, ni l'Ukraine n'implorent quiconque de faire cesser la guerre. Les dirigeants des deux nations estiment qu'ils peuvent encore prendre l'avantage –l'Ukraine en pilonnant l'armée russe sur le champ de bataille, la Russie en rasant les villes ukrainiennes avec des drones et des missiles.
Mais de quoi parle Henry Kissinger?
Henry Kissinger a «à plusieurs reprises exprimé [s]on soutien aux efforts militaires alliés visant à contrecarrer l'agression de l'Ukraine par la Russie». «Mais il sera bientôt temps de s'appuyer sur les changements stratégiques qui ont déjà été accomplis et de les intégrer dans une nouvelle structure qui se donnera pour but d'atteindre la paix par le biais de négociations», affirme-t-il.
Des mots qui semblent inviter à la réflexion, mais qui ne veulent rien dire. Tout d'abord, il y a ce bout de phrase évasif, «Il sera bientôt temps», qui permettra à l'ex-homme d'État de continuer à prêcher pour sa paroisse même si dans quelques mois, ce temps n'est toujours pas arrivé. Ensuite, les «changements stratégiques» qu'il évoque, c'est l'émergence de l'Ukraine en tant que grande nation et son alliance de facto avec l'OTAN (faute d'adhésion). D'accord, mais on voit mal comment cela peut augmenter les chances de voir revenir la paix.
Vladimir Poutine rêve de restaurer
le grand empire russe de Pierre
le Grand, pas une quelconque version metternichienne de l'Europe.
Son argument principal arrive ensuite, lorsqu'il parle d'intégrer ces changements «dans une nouvelle structure». Charabia total, à moins d'avoir la thèse de Henry Kissinger à l'esprit. Il se veut un Metternich moderne, qui façonnerait un nouvel ordre européen grâce à la restauration des principes de l'ordre ancien. Son plan de paix –le cessez-le-feu, suivi du retrait de la Russie des territoires dont elle s'est emparée depuis février, ce qui serait ensuite suivi par des négociations au sujet de ceux qui ont été annexés ou occupés en 2014– n'est qu'un moyen pour atteindre cette fin.
Il le dit nettement: «L'objectif d'un processus de paix serait double: confirmer la liberté de l'Ukraine, et définir une nouvelle structure internationale, surtout pour l'Europe centrale et de l'Est. La Russie devrait finir par trouver sa place dans un ordre de ce type.» Cette dernière phase est incroyable. «La Russie devrait finir par trouver sa place dans un ordre de ce type»? «Devrait»? «Finir par trouver sa place»? Mais de quoi parle Henry Kissinger?
Pour l'instant, (alors que Kissinger avance qu'il est «bientôt temps» de passer à la diplomatie), la Russie qui existe vraiment, celle qui est incarnée par Vladimir Poutine, n'a aucune envie d'avoir sa place dans un ordre de ce type. Son dirigeant conteste l'existence, sans parler de la liberté, de la nation ukrainienne. Il rêve de restaurer le grand empire russe de Pierre le Grand, pas une quelconque version metternichienne de l'Europe. La résurrection du Congrès de Vienne ne fait pas partie de son vocabulaire, et encore moins de son programme.
La Russie, moteur de paix et
de stabilité? C'est cela, oui...
Cela, Henry Kissinger ne semble pas s'en rendre compte. «Malgré tous ses penchants pour la violence, depuis plus d'un demi-millénaire, la Russie fait des contributions décisives à l'équilibre mondial et à l'équilibre des puissances. Il convient de ne pas rabaisser son rôle historique», écrit-il. Voilà encore une ahurissante déclaration.
Il a raison d'écarter le point de vue de ceux qui estiment que la Russie doit être réduite à l'impuissance, et même divisée en plusieurs États plus petits, par cette guerre. Cela déchaînerait plusieurs guerres civiles, ce qui, compte tenu de l'arsenal nucléaire de la Russie, pourrait s'avérer catastrophique pour la terre entière.
Mais on ne peut pas dire que la Russie ait été un moteur constant de paix et de stabilité au cours des cinq-cents dernières années. Ses véritables «contributions décisives à l'équilibre mondial» ont eu lieu pendant la guerre froide, aux dépens de la liberté et de la prospérité de millions de gens, notamment de ses propres citoyens. Plus précisément, l'équilibre des puissances n'est pas ce qui intéresse Poutine en ce moment –pas dans l'optique d'un équilibre mondial. Le monde qu'il entend restaurer, c'est celui où la Russie domine une vaste partie de la carte et englobe la totalité de l'Ukraine.
Henry Kissinger conclut ainsi: «La recherche de la paix et de l'ordre contient deux éléments parfois considérés comme contradictoires: la quête d'éléments de stabilité et la nécessité d'actes de réconciliation. Si nous ne sommes pas capables d'obtenir ces deux préalables, nous n'atteindrons aucun de ces deux objectifs.» Il a raison. Sauf que Vladimir Poutine entretient une étrange vision de la sécurité et ne caresse pas le moindre désir de réconciliation. C'est là le problème auquel nous sommes confrontés dans cette guerre. Et le plan de paix de Kissinger ne fait rien pour le résoudre.